Episode 38 : L'angoisse du manager au moment des bonus

Le DRHache

Ils connaissaient l'enveloppe globale. Mais dans trois jours, les salariés d'une grande institution financière connaitront le montant perso de leur bonus. Vous ne le saviez peut-être pas mais on attend de leurs managers de savoir préparer leurs troupes à ce genre d'émotion. C'est même grâce à cette « épreuve » que le DRHache les évalue.

Ha, les bonus
Les beaux les bons les bonus.

Nous nageons depuis bien longtemps dans un marigot dont l'eau croupie mériterait sans doute d'être changée, tout le monde à l'air d'accord.

En 1929 la crise issue du monde financier a frappé la planète entière, et malgré de très jolies photos argentiques de files de chômeurs mal rasés faisant la queue pour avoir de la soupe, on n'est même pas arrivés a faire sauter des têtes ni le système. Alors on se dit qu'en 2010 il serait bien étrange de voir débarquer le grand soir sous prétexte que les gens les mieux formés par les divers systèmes éducatifs essayent de faire un maximum d'argent pour eux et non pas pour leur voisin.

La scène se passe donc trois jours avant les annonces de bonus.

La manager pourrait profiter de la période de grande instabilité émotionnelle de ses troupes pour faire passer des messages positifs. Mais il a visiblement choisi l'option inverse, soit "on va vous payer gras, et c'est pas parce que vous bossez 18 heures par jour qu'il faut en profiter pour la ramener bande de veaux, si vous n'êtes pas contents on balance la liste à Libé heu non qu'est ce que je raconte moi".

Ecartelé comme à l'accoutumée, le middle manager des marchés financiers est depuis deux ans torturé par une donnée supplémentaire : tout le monde sait désormais qu'il paye mieux que n'importe qui, il a honte de dire où il bosse, et seul le cynisme ou la schizophrénie lui permettent de tenir la tête haute. Enfin pas tout à fait, son compte en banque aussi, et l'intuition que ses détracteurs donneraient à peu près tout (hormis leur confort intellectuel et le temps passé au bureau entre 19 h et 23 heures) pour être à sa place.

Ainsi commence donc le sermon aux quarante ouailles.

« OK
Dans trois jours, les annonces.
Alors je vais rappeler quelques règles avant les éternelles questions qui ne manqueront pas d'être posées (soupir, la voix est monocorde, on a l'impression qu'il va nous parler de son cancer de l'anus ou qu'il lit une recette de macaroni devant le présidium du Soviet suprême)

1/ L'annonce des bonus et des augmentations n'est pas une évaluation. On vous appelle, vous entrez dans la pièce, on vous donne votre éventuelle augmentation de salaire (rires dans la pièce), votre bonus, et vous retournez bosser.


2/ Je ne veux pas de hurlements de joie, ni de yes en regardant son poing se fermer, je ne veux pas non plus de coups de pieds rageurs dans les portes. Tout ce que je veux c'est que vous restiez sobres. En termes de confidentialité, je vous rappelle que vous êtes tous détestés, donc parler de vos bonus en dehors de la maison non seulement constitue une faute professionnelle mais est à vos risques et périls. Parler de vos bonus en interne est encore plus risqué, parce que cela risque de me revenir aux oreilles, et si j'ai des retours nominatifs, ils entendront parler du pays.

(on va vous annoncer entre zéro et deux ans de salaire en une seconde et il faut rester de marbre, si je vois une lèvre frémir je pète des gueules)


Le ton monte d'une octave, le rythme est un peu plus saccadé, les regards appuyés sur certaines grandes bouches sont censés faire monter la pression. Il finit sa brillante démonstration par le superbe « personnellement je ne dirais plus rien sur le sujet. Est-ce que quelqu'un a des questions ? » qui sera logiquement suivi d'un silence d'une bonne trentaine de seconde (une éternité entre quarante personnes).

Plus que jamais, le manager se sent coupable, et fragilisé. Comme expliqué dans une chronique précédente, il sait que l'infinie pression dont il dispose par aspect discrétionnaire des bonus va s'évanouir pendant quelques jours au moment de leur annonce, avant que le quotidien ne reprenne ses droits. Il sait que les langues se délieront, que ses troupes auront un sentiment d'impunité lié au tout-ça-pour-ça-? Ou au si-je-suis-si-bien-payé-c'est-que-je-suis-beau, et il perdra ce merveilleux outil de compression mentale qu'est le bonus.

Cette année, en plus de son fond judéo-chrétien qui le fait regarder l'argent de travers (un comble , il lit la presse et se sent pris en sandwich entre le péché originel et l'opprobe du monde extérieur. Tenaillé pas ses démons, flagellé par madame Michu et le courrier des lecteurs (même Le Figaro s'y met), il va perdre son outil de pouvoir managérial et se sent faible et honni.

Pour se consoler, il emmènera madame dans un bon resto pour fêter ça, avant de songer à faire remonter les prix de l'immobilier.

Le DRHache
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