Episode 43 : Le syndrome de la tour d'ivoire

Le DRHache

On dit que le pouvoir isole. Cette semaine, le DRAche nous emmène à la rencontre de trois managers qui pensaient être au faîte de leur gloire. Enfermés dans leur tour d'ivoire, ils n'ont rien vu venir. Chronique d'une chute annoncée.

Me voici a une table en compagnie de trois managers afin de parler de sujets clefs, en l'occurrence les bonus et les augmentations de salaire de leur population. Tout le monde est très concerné, chacun d'entre eux sachant bien qu'il doit contrôler les coûts de son département vis-à-vis de la direction générale et donc éviter de surpayer ses troupes, mais bien conscient également que sa propre importance et le salaire qui en découle est aussi fonction de la façon dont sont valorisés les gens qui travaillent pour eux.


La réunion est intéressante, les acteurs ont des liens hiérarchiques clairs. Benito, est le patron de mille personnes, dont 150 à Paris, Marco est le patron des 150 et travaille directement pour Benito, et Céline est la petite qui monte, patronne de 20 personnes parmi les 150 Parisiens, Marco et Benito l'adorent et veulent la faire monter.
On aurait pu inviter Achille, qui se situe hiérarchiquement entre Marco et Céline, mais il énerve tout le monde en ce moment. Benito a décidé de lui donner une leçon.

Ils connaissent leurs dossiers, revoient les cas un par un en prévoyant les réactions, rigolant ou soupirant un peu à l'idée qu'ils vont devoir gérer les réaction d'untel, les crises de machin ou le surdimensionnement de l'ego de bidule si on l'augmente trop.

Ils font leur travail, ils sont heureux, confortés par le pouvoir de décision que leur confère leur statut et qui trouve son apogée dans ces réunions où l'on se flagorne en tranchant dans le vif, impactant directement la vie des gens par l'intermédiaire des rémunérations.

Ils sont heureux, se prennent très au sérieux car ces postes impliquent une jouissance discrète, un lent orgasme linéaire du pouvoir, et moi je suis un tantinet mal à l'aise car je sais que ces trois managers, ces trois pierres de faîte, donc, ne seront plus en poste dans quinze jours.

Je le sais, mais eux l'ignorent.

Depuis dix jours, les grandes manœuvres ont été lancées; le départ à la retraite de deux maîtres a provoqué un jeu de chaises musicales qui a permis d'en promouvoir certains et d'en sanctionner d'autres.


Benito, boss du métier dont je fais les ressources humaines, a été puni : on lui a retiré la seule partie rentable et parisienne de son activité, pour ne lui laisser que quelques os à ronger à 7 heures d'avion de son bureau.

Ça, c'est officiel, et pas complètement aberrant.

Arrivé en poste il y a dix huit mois, il n'a rien trouvé de mieux que de s'entourer d'une poignée de yesmen, dont le seul rôle est de répéter complaisamment ce que dit leur patron. En meeting, c'est un vrai bonheur. On se retrouve avec de l'écho dans une pièce de 20 mètres carrés, magie de la physique d'entreprise. Cette poignée de bras cassés énerve tout le monde, le seul qui ait une vague légitimité là-dedans c'est Marco : il est en charge, depuis 5 ans de ce sous-métier plus parisien, et a été rattaché à Benito il y a dix huit mois. Marco n'était pas content à l'époque, mais rien n'a vraiment changé dans sa vie depuis. Benito s'en méfie, mais l'a toujours laissé tranquille. Les deux autres adjoints de Benito ont donc oublié leur cerveau dans un déménagement d'une expatriation vers une autre il y a une bonne vingtaine d'année. Tout le monde les méprise, ça ne peut plus durer.

Mais ils ont trente ans de banque, et six mois de poste. Il leur faut donc un coup de semonce avant de se prendre le boulet. Alors on fait sauter Marco. Kaboum.

Et, bien sur, c'est Achille qui va le remplacer, magie des décisions de la direction générale, de la loi de Murphy et des clins d'œil borgnes du destin.
Marco, en bon cocu, ne sait rien.

Céline était adjointe d'Achille. Celui-ci a failli la détruire, elle a été récupérée de justesse, et vient de recommencer à vivre : Marco lui a proposé d'être la responsable du développement de l'activité. Gros job, fin de l'emprise d'Achille, elle plane et le mérite. Elle ne sait pas non plus que Marco va être remplacé par Achille, et qu'elle va retourner pousser les wagonnets au fond de la mine.

Contrairement aux idées reçues, les Ressources Humaines n'ont aucun pouvoir. Nous conseillons, nous écoutons, nous influençons, nous soulageons, nous prenons des coups de pied au cul. Mais nous avons l'information. Notre matière première étant l'humain, nos outils de prédilection la langue et l'oreille, nous savons tout plus vite que tout le monde.
Pour les tempéraments cancaniers, c'est une souffrance puisque le devoir de réserve est également requis. On vous dit tout si vous ne répétez rien.

Benito perd le business de Marco.
Marco saute, Achille le remplace.
Céline récupère Achille, son bourreau.
Je le sais. Eux non.

J'invoque Saint Laurent qui avait demandé à être retourné sur son grill, la première moitié étant cuite, et qui, sommé d'apporter aux romains les trésors de sa paroisse, s'était pointé avec une bande de pauvres. Mais Sait Laurent ne m'aide pas beaucoup à sortir de ce seau, nous entretenons des relations désintéressées.


J'ai l'information, je n'ai pas la certitude que les autres ne l'ont pas. Mais après 10 minutes, ma conviction est tout à fait renforcée : ils sont schizophrènes, acteurs de théâtre ou ignorent tout de ce qui se trame.

On parle de responsables de respectivement 1000, 150 et 20 personnes.
Leurs supérieurs, leurs égaux, leurs subordonnés savent dans les grandes lignes ce qui va se passer. Radio moquette raconte finalement assez peu de bêtises quand on a les moyens de recouper. Or l'ancienneté moyenne dans le groupe est de 15 ans (ça fait peur), la grande majorité des gens a eu le temps de se tisser un réseau d'information décent.

La question, c'est : comment ces deux top managers en sont-ils arrivés là (à ce stade, on considère Céline comme pure victime) ? Comment ont-ils pu autant se déconnecter ?
En fait cette ignorance de la situation révèle de leur part une carence importante : le syndrome de la tour d'ivoire.


Le pouvoir de ces barons fut si énorme dans la banque de papa qu'aujourd'hui encore ils pensent être obligés de s'isoler pour être respectés. Issus d'un monde hiérarchisé, ils en ont gravi les marches et ne peuvent imaginer que même au sommet de leur escalier, ils dépendent plus de la structure que l'inverse.

Ils ont tort.

 

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