
Le pitch

Sur le papier, Hélène, 40 ans, en couple, deux enfants, a réussi. Prépa HEC, ESC Lyon, elle occupe un « job à responsabilités » : consultante dans la business unit Service Public chez WKC, un cabinet de conseil parisien. Arrive l’inéluctable burn-out et le départ de Paris pour Nancy, dans sa région natale. Là, elle retrouve un job de consultante, chez Elexia. Elle retrouve aussi Christophe, ex-star locale de hockey, fantasme de son adolescence, qui lui n’a pas bougé et exerce un job peu glamour de représentant de nourriture pour chien. Le couple d’Hélène est usé. Celui de Christophe aussi. Désenchantés, ils s’embarquent dans une aventure sans avenir, réduite à la chair. Fondamentalement, les questions liées à la crise de la quarantaine taraudent Hélène : à quoi bon ? tout ça pour ça ? c’est ça, réussir ?
Connemara de Nicolas Mathieu, Actes Sud, Février 2022. 400 pages
L’enfer des process
Nicolas Mathieu dépeint la situation du cadre contemporain soumis à l’emprise d’Excel : Erwann, le boss d’Hélène, instaure par exemple des reporting, pour faire la chasse au gaspi :
[Il] voulait raffiner les process, ce qui revenait à justifier le moindre déplacement, renseigner les tâches les plus infimes dans des tableaux cyclopéens, trouver dans des menus déroulants illimités l’intitulé cryptique qui correspondait à des activités jadis impondérables, et perdre ainsi chaque jour une heure à justifier les huit autres.Connemara, Nicolas Mathieu (Actes Sud)
Ce qui marque, dans le quotidien d’Hélène, cadre zélée et surmenée, ce sont d’une part, les réunions « reproductibles à l’infini » et d’autre part, ce vocabulaire qui n’existe pas dans le Robert : impacter, kickoff, prioriser. Il faut dire que l’auteur sait de quoi il parle. Il a passé quatre ans à rédiger des procès-verbaux de comités d’entreprise, lieux où sont actés dans les moindres détails les fermetures d’usines, plans sociaux et autres délocalisations.
L’absurdie des modes managériales
Quel cadre n’a pas connu les méthodes Six Sigma, lean management, double diamant, design thinking ? Le management a lui aussi ses modes qui varient « selon les saisons » et Nicolas Mathieu s’en amuse par des formules façon punchlines.
Selon les saisons, on se convertissait au lean management ou on s’attachait à dissocier les fonctions support, avant de les réintégrer, pour privilégier les organisations organiques ou en silos, décloisonner ou refondre, horizontaliser les verticales ou faire du rond avec des carrés, inverser les pyramides ou rehiérarchiser sur les cœurs de métier, déconcentrer, réarticuler, incrémenter, privilégier l’opérationnel ou la création de valeur, calquer le fonctionnement des entités sur la démarche qualité, intensifier le reporting ou instaurer un leadership collégial.Connemara, Nicolas Mathieu (Actes Sud)
Un sabir managérial qui rappellera le bureau aux plus consultants d’entre nous. La force de la littérature est de combattre la bêtise, confie l’auteur : « par sa puissance comique et analytique, elle nous venge du règne du langage managérial qui soumet dans les entreprises et les administrations des millions de gens. En écrivant, je rends des coups à ce système ». KO assuré.
Consultant, l’archétype du bullshit job, selon Mathieu
La plume féroce de Nicolas Mathieu n’épargne pas les consultants, marchant « à grandes enjambées d’open spaces en salles de réunion, de conf calls en kickoffs, la foi chevillée au corps et le costume infroissable », vendant pour du sur-mesure une offre en fait concoctée « sur étagère ». C’est que pour faire tourner le business, il s’agit de renouveler fréquemment les sacro-saintes méthodes qui rapidement deviennent des modes et suffisent à rassurer le client : « formations au management inclusif, conseils en transition, modules de design comportemental, audits des systèmes cognitifs, outils de prospective environnementale et collaborative ». L’auteur livre le fond de sa pensée à travers l’aveu d’un manager : « notre boulot, ça consiste quand même à ranger des pièces vides ». Dans toute exagération, il y a un fond de vrai.
Hélène, refuse de se contenter de vendre au client des camemberts et des graphiques. Zélée, elle veut donner du sens à son travail et dire la vérité au client. Halluciné par la naïveté de sa collaboratrice, son boss la sermonne, non sans lucidité, afin qu’elle fasse le show en clientèle : « soixante-quinze pour cent du taf est politique. Ils (ndlr, les clients) ne font que ça toute la journée, se couvrir, ouvrir le parapluie. Si t’arrives là-dedans pour régler les problèmes qu’ils passent leur temps à planquer, c’est comme si tu lâchais une grenade dans un seau de merde ». Réalpolitique de l’entreprise.
Vacuité de Linkedin et hashtags nigauds
Si l’on a un brin d’autodérision sur notre quotidien professionnel, on ne peut s’empêcher de rire quand Nicolas Mathieu s’attaque à LinkedIn, réseau devenu incontournable à mesure qu’il s’est facebookisé.
À tout juste trente ans, le mec avait bossé dans deux des plus gros cabinets de conseil de la place, reçu des awards pour un truc innovant et fait un passage éclair au ministère de l’Environnement. À part ça, sur son profil, il se contentait de partager des articles inspirants où il était question des réalisations de ses potes, de la gestion des ressources humaines par l’empathie ou de sauver le climat grâce à la bienveillance ou la RSE. Sous ces articles, on trouvait des hashtags nigauds du type #soproud ou #letsbuildabetterworld. Quant à ses contacts, toujours la même chose, des tas de jeunes gens sortis des mêmes moules, affichant le même aspect propret et compétitif, se disant founder, CEO, senior manager ou dircab, voire global strategists, ce qu’ils étaient probablement.
A l’ère où performance rime avec bien-pensance, ce que l’on affiche tient lieu de réel. Puisqu’il importe de faire de soi une marque – le fameux personal branding –,rangeons-nous du bon côté dans les combats pour un management plus bienveillant et une planète plus verte. Personne n’est dupe, mais tant que tout le monde joue le jeu…
La littérature à la rescousse
La fresque de Nicolas Mathieu fait le job : la littérature s’intéresse aux maux planqués sous les épaisses moquettes des open spaces. Connemara dit tout haut les désenchantements des cadres. Et pose les questions qui dérangent : quelle est la place du travail ? qu’est-ce que réussir dans la vie ? et réussir sa vie ? Que vous soyez consultant(e), salarié(e), dans une grande entreprise privée, publique, ou fonctionnaire, ces interrogations sont peut-être aussi les vôtres. Puisse la lecture de ce roman vous offrir un moment d’humour salutaire et contribuer à ce que dans les entreprises, le (bon) sens retrouve toute sa place.
Mes multiples activités me donnent accès au monde des entreprises et à ses cadres. J'observe, j'interroge, j'analyse et j'ai proposé à Cadremploi de publier le fruit de certaines de mes enquêtes.