Gabrielle Halpern, philosophe (mais pas que) : « Il va falloir nous adapter à de nouvelles réalités “hybrides” »

Sylvia Di Pasquale

ENTRETIEN – Et si l’hybridation était une chance pour notre monde ? Objets hybrides mais aussi "tiers-lieu", "darkstore, "potager urbain", métiers combinant plusieurs disciplines, … Notre monde est en pleine métamorphose et l’hybridation y joue un rôle majeur. Sauf qu’elle fait peur à ceux qui préfèrent un monde bien étiqueté et rangé dans des cases. La philosophe (mais pas que...) Gabrielle Halpern explore ce sujet depuis une dizaine d’années et fait partie des intellectuels qui inspirent les politiques comme les dirigeants d’entreprise. Après un essai en 2020, elle a publié une BD inclassable, intitulée "La fable du centaure"*. Cette œuvre initiatique met en scène un jeune centaure - être hybride par essence - qui part en quête de son identité. Nous avons rencontré Gabrielle Halpern avant son intervention au colloque des Dirigeants en Pays d’Avignon où elle venait mettre son grain de sel dans l'un des débats.

Gabrielle Halpern, penseuse hors nome, fait depuis des années l'éloge de l'hybridation d'abord dans un essai "Tous centaures" (Le Pommier) fruit de sa thèse en philosophie, et dans une désopilante BD "La fable du centaure" (HumenSciences) parue en février dernier.

Gabrielle Halpern, philosophe (mais pas que) : « Il va falloir nous adapter à de nouvelles réalités “hybrides” »
Gabrielle Halpern, penseuse hors nome, fait depuis des années l'éloge de l'hybridation d'abord dans un essai "Tous centaures" (Le Pommier) fruit de sa thèse en philosophie, et dans une désopilante BD "La fable du centaure" (HumenSciences) parue en février dernier.

Hybridation, de quoi est-ce le nom ?

CADREMPLOI : Vous menez des recherches depuis plus de dix ans sur cette idée d’hybridation, comment la définissez-vous ?

Gabrielle Halpern : C’est LE mariage improbable. L’hybridation, c’est mettre ensemble des choses, des métiers, des compétences, des matériaux, des secteurs qui, a priori n’ont pas grand-chose à voir mais qui créent quelque chose de nouveau une fois mis ensemble. S’hybrider, ce n’est ni fusionner, ni coexister sans se voir, ni s’affronter mais c’est se combiner afin de se transformer et de se féconder l’un l’autre sans menacer la singularité de chacun.

L’hybridation n’est ni fusion, ni juxtaposition, c’est une métamorphose réciproque.
Gabrielle Halpern

Avez-vous des exemples d'hybridation observables autour de nous ?

Il y en a beaucoup. Par exemple, les centres commerciaux qui deviennent aussi des lieux de loisirs, les "tiers-lieux" qui bousculent nos catégories du lieu de travail. Dans les villes, les potagers ou les fermes urbaines où se marient urbanisme et nature.

Et dans l’entreprise ?

Chacun peut l’observer : de nombreux métiers qui fonctionnaient en silo s’entrecroisent désormais. Ce n'est pas nouveau mais la crise sanitaire a accéléré le phénomène. Jamais un DRH et un directeur immobilier n’ont autant travaillé ensemble. Désormais, leurs périmètres se métamorphosent réciproquement et donnent naissance à de nouvelles compétences. Même constat entre le directeur financier et le directeur RSE qui s'hybrident sous la pression de l’évaluation extra-financière. Sur le marché de l’emploi, on le voit dans les offres : les employeurs recherchent des talents avec plusieurs casquettes qui relevaient de métiers distincts jusqu’alors. La combinaison de compétences pointues métamorphose ces métiers et ce n’est que le début…

Tout sort des cases en quelque sorte…

Oui, nous assistons à l’émergence de nouvelles réalités hybrides qu’il va falloir apprendre à penser. Qui sortent d’ailleurs des catégories juridiques, donc il va falloir que le droit s’adapte.

L'hybride fait peur

Est-ce que cette hybridation du monde est bien acceptée par nos contemporains ?

On a un rapport compliqué avec ce qui est « hybride ». Le mot vient du latin « hibrida » qui veut dire « bâtard, de sang mélangé », donc connoté très négativement. C’est tout le sens de mes travaux de recherche : comprendre le malaise face à ce qui est hybride ou ceux qui sont hybrides. Ce sont des gens ou des choses qui ne rentrent pas dans les cases alors que nous adorons, nous humains, coller une étiquette. C’est une mauvaise habitude que nous avons donné à notre cerveau. Un biais que nous avons forgé, culturellement, avec le temps.

En quoi est-ce un problème au XXIe siècle ?

Ce biais nous empêche de comprendre notre époque. Avant, notre bonne vieille rationalité était très utile pour comprendre le monde qui nous entoure. Elle s’est un peu rigidifiée au fil des siècles jusqu’à transformer notre cerveau en usine de production massive de “cases”. La plupart des personnes rejettent l’hybride à cause de l’angoisse qu’elle engendre. Ce qui est hybride est imprévisible, sans identité ou avec trop d’identité, c’est une transgression.

Tous centaures !

Pourquoi avez-vous recours à la figure du centaure ?

Humain au-dessus de la ceinture et cheval en-dessous, c'est le symbole de l'hybride par excellence. Et c'est un mythe intéressant pour plein de raisons. Dans les textes de l’Antiquité ou dans la peinture, la sculpture notamment, le centaure est presque toujours représenté comme un être maléfique ou monstrueux. Il a un arc avec une flèche comme s’il nous voulait du mal. Par extension, le centaure représente l’incertain parce que l’on ne sait pas dans quelle case le ranger : homme ou en cheval ?

Ce personnage du « centaure » ne vous ressemblerait-il pas un peu ?

Juste un peu (rires). On ne fait pas des années de recherche sur la question de l’hybride si on ne se sent pas un tout petit peu concerné par le sujet. J’ai grandi dans une famille un peu hybride, j’ai jonglé entre différents mondes. J’ai donc appris à devenir une sorte de centaure et j’en ai fait un mode de vie : j’ai hybridé mes formations (philo, sciences cognitives, économie, théologie…), hybridé mes expériences professionnelles (recherche académique, emplois dans des cabinets ministériels, co-direction d’un incubateur de start-up, conférences, consulting…). Oui, je me sens comme un centaure qui a un pied dans plusieurs mondes. Ce qui est intéressant, c’est de créer des ponts entre ces mondes. Sinon, si l’on reste dans un seul métier, un seul secteur, un seul univers de pensée, le monde se rétrécit assez vite.

Il pourrait être à craindre que le XXIe siècle soit celui du combat entre les pur- sang et les centaures. Les premiers ne supportant pas les derniers.
Tous centaures, Gabrielle Halpern, Edition du Pommier (2020), extrait page 168.

Une BD hybride

C’est le propos de la BD que vous co-signez avec un chef d’entreprise, Didier Petetin, « La fable du centaure » (HumenSciences, 2022). Pourquoi une BD ?

Le devoir du chercheur, c’est de rendre ses idées accessibles. Après avoir écrit une thèse dans un style bien lourdingue de 500 pages, j’en ai d’abord fait un essai de 180 pages. Mais ça ne suffisait pas. Il me fallait partager avec un plus grand public. La BD me permet de m’adresser à un public plus jeune, dès 12 ou 13 ans, qui à cet âge se pose beaucoup de questions d’identité. Mais les adultes y trouvent aussi l’inspiration ! En plus, la BD est un objet hybride par essence – texte et dessin. Et puis, c’est le fruit d’une hybridation entre une philosophe – j’ai écrit le scénario – et un chef d’entreprise -  Didier Petetin a fait les dessins. Parler d’hybridation dans un support hybride conçu par des hybrides, c’est cohérent !

Vous seriez satisfaite si le lecteur retenait quoi de cette histoire ?

Qu’être un centaure est un super pouvoir, pas un handicap. Le centaure est un passeur, un métisseur. Le fait d’avoir un pied dans plusieurs mondes permet de les faire dialoguer, à condition d’en maîtriser les codes. L’hybridation est une véritable richesse. Faire la pédagogie de l’hybride. Est plus difficile que de défendre l’identité, l’entre-soi, la consanguinité. Je serais satisfaite si le lecteur retenait qu’il ne faut pas avoir peur de l’hybride. Au contraire.

Votre BD démontre aussi qu’on ne perd pas son identité quand on est un centaure…

Non car on passe son temps à jongler entre des identités en perpétuelle métamorphose. « Identité » vient du latin identitas, « qui est le même ». C’est rassurant de se dire que malgré les années, on reste inchangé, sauf que c’est une illusion. Mieux vaut considérer la vie comme une métamorphose permanente. Arrêtons de nous accrocher à la notion d’identité qui est illusoire, allons plutôt vers cette idée de métamorphose permanente, qui n’est pas une infidélité par rapport au passé, mais plutôt une fidélité par rapport à l’avenir.

À tous les bâtards, tous les métis, tous les centaures, toutes les sirènes, à tous les êtres panachés, hétéroclites, bigarrés, croisés et mélangés, qui se sont toujours entendu dire qu’ils n’avaient pas ou avaient trop d’identité(s), il est grand temps de vous assurer que vous avez le droit d’exister.
Extrait de Tous centaures !, Gabrielle Halpern (Edition du Pommier, 2020)

Le "monde d'après" est déjà hybride

Pensez-vous que les entreprises peuvent changer le monde elles aussi ?

Oui mais ça n’arrivera pas spontanément. Le « monde d’après » dont tout le monde parlait pendant la pandémie, ça se construit, et il faut se mettre au travail. Dans les organisations que j’observe, qu’il s’agisse du secteur privé ou public, il y a, d’un côté, le fonctionnement traditionnel, de l’autre, de nouvelles manières de travailler. L’hybridation est peut-être la grande tendance du monde qui vient et les entreprises vont sans doute avoir besoin de centaures si elles veulent éviter « l’éternel rétrécissement de la vie » selon les termes du penseur Elias Canetti. Pour y échapper, il faut sans cesse se demander comment le métamorphoser, comment l’améliorer. Donc adopter une stratégie d’hybridation est le meilleur moyen pour une entreprise de créer de la valeur. La nature le fait en permanence : elle passe son temps à re-combiner donc à hybrider.

Extrait video

La diversité créatrice - Colloque Dirigeants en Pays d'Avignon 2022 - Intervention de Gabrielle Hapern et Saïd Hammouche, animation Frédéric Ferrer. Extrait de la 13e édition du Colloque des Dirigeants en Pays d'Avignon, enregistré le vendredi 8 juillet 2022 à la Collection Lambert.

Sylvia Di Pasquale
Sylvia Di Pasquale

Je suis rédactrice en chef de Cadremploi depuis 2006, en charge de la rubrique actualités du site. Je couvre des sujets sur la mutation des métiers, l'évolution des rapports recruteurs/recrutés, les nouvelles pratiques managériales ou les avancées de la parité. A la fois sous forme de textes, d'émissions video, de podcasts ou d'animation de débats IRL.

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