Guerre en Ukraine : quel impact sur les emplois Tech ?

Aurélie Tachot

EMPLOI DANS LA TECH – À défaut de trouver des profils Tech en France, certaines entreprises hexagonales font appel à des ressources offshore, notamment en Russie et en Ukraine, deux pays qui représentent, à eux seuls, environ 15 % des développeurs mondiaux. Mais le conflit russo-ukrainien rebat les cartes. Il pourrait, à court terme, profondément redessiner le marché de l’emploi mondial dans la filière IT. Explications.

Frédéric Lasnier, Jacques Froissant, Éric O’Neill et Corinne Fernandez (de haut en bas) témoignent sur l'impact du conflit russo-ukrainien sur le marché du travail Tech.

Guerre en Ukraine : quel impact sur les emplois Tech ?
Frédéric Lasnier, Jacques Froissant, Éric O’Neill et Corinne Fernandez (de haut en bas) témoignent sur l'impact du conflit russo-ukrainien sur le marché du travail Tech.

Ils témoignent

  • Corinne Fernandez, associée au sein du cabinet de chasse de tête Progress Associés
  • Éric O’Neill, président de One Conseil, spécialisé dans le conseil en systèmes informatiques
  • Frédéric Lasnier, CEO de l’ESN Pentalog
  • Jacques Froissant, dirigeant du cabinet de recrutement Altaïde, spécialisé dans le digital

L’Ukraine est pourvoyeuse de talents IT

 

Ubisoft, Renault, L’Oréal, Capgemini, Valéo... Les entreprises françaises faisant appel à des ressources IT basées en Ukraine se comptent par centaines. Le pays est l’une des places fortes de l’informatique offshore mondiale. Selon l’éditeur de logiciels Daxx, l’Ukraine dénombrerait 200 000 développeurs informatiques. Environ 20 % des entreprises du Fortune 500 y auraient installé leurs équipes de développement.

Éric O’Neill

« Ce qui caractérise cette main d’œuvre, c’est qu’elle dispose d’une fibre naturelle pour la R&D. Elle sait “sentir” les technologies. On y trouve d’excellents profils, notamment parmi les développeurs et les architectes informatiques, à des prix bien moins chers qu’en Russie », explique Éric O’Neill, président de la société One Conseil.

Mais également moins chers qu’en France, de l’ordre de 30 %. Pour autant, ce n’est pas uniquement ce coût que les entreprises viennent chercher, mais la qualité des professionnels. « Si Ubisoft a racheté des studios en Ukraine, c’est parce qu’il y a des profils très créatifs », illustre Corinne Fernandez, associée au sein du cabinet de chasse de tête Progress Associés.

Les Ukrainiens toujours en poste malgré la guerre

Malgré la situation géopolitique et l’invasion de leur pays, les profils Tech dont les développeurs font preuve d’une résilience incroyable : ils sont toujours en poste et continuent de travailler à distance, malgré les coupures d’électricité, d’Internet mais aussi les bombardements russes. Selon l’association IT Ukraine, 85 % des professionnels de la Tech poursuivaient ainsi une activité normale, un mois après le début de la guerre. Seuls 2 % étaient partis combattre. 

Le gouvernement a considéré que les développeurs ukrainiens participaient à l’enrichissement de l’Ukraine en vendant des services à haute valeur ajoutée à l’échelle internationale. Il ne les a donc pas appelés à rejoindre l’armée.
Éric O’Neill.
Corinne Fernandez

Une “immunité” que confirme Corinne Fernandez, qui précise que « 80 à 90 % des profils Tech basés à Kiev – au plus proche de la guerre – sont actuellement en poste ». Alors que la monnaie ukrainienne chute, le gouvernement compte donc sur ses ingénieurs informatiques, qui facturent principalement leurs clients en euros, pour s’assurer des rentrées d’argent.

Une nouvelle répartition des viviers IT

Face à l’aggravation du conflit, les entreprises françaises habituées à « offshoriser » leurs talents IT s’organisent. D’une part pour mettre leurs équipes en sécurité. « C’est le cas d’Ubisoft, qui a proposé à ses équipes Tech de se réfugier en Pologne ou en Roumanie », indique Corinne Fernandez. D’autre part pour anticiper la perte de leurs forces productives ukrainiennes qui, à tout moment, peuvent se retrouver dans l’incapacité d’honorer leurs missions et ainsi assurer la continuité de l’activité, coûte que coûte.

« Nous constatons déjà des mouvements de retrait de la part des entreprises. Pour notre part, nous nous orientons davantage vers le Vietnam, le Mexique, la Moldavie, où l’environnement est plus stable.
Frédéric Lasnier, CEO de Pentalog.

Un avis partagé par Éric O’Neill. « Les entreprises anticipent le durcissement du conflit ukrainien et se tournent vers la Roumanie, la Bulgarie et la Slovaquie, où la qualité des ressources est bonne et les prix intéressants ». Pour l’instant, l’offshoring a donc encore la cote dans l’IT. Sur le volet de l’emploi, le conflit en Ukraine impactera surtout la répartition des ressources mondiales en matière de savoir-faire informatique, au moins le temps du conflit.

Les Ukrainiens peuvent-ils combler la pénurie française ?

Jacques Froissant

En France, où la pénurie de profils Tech est déjà importante, les impacts du conflit ukrainien ne se font pas encore sentir. « Le conflit ukrainien ajoute une difficulté supplémentaire. Mais pour l’instant, il n’est pas possible de le mesurer », explique Jacques Froissant, dirigeant du cabinet de recrutement Altaïde.

Les ressources ukrainiennes pourraient-elles se relocaliser en France et combler, en partie, le déficit de profils Tech ? « C’est une possibilité. Si le conflit s’inscrit dans la durée, elles vont devoir s’éparpiller dans les pays voisins dont la France, où il manque entre 100 000 et 200 000 développeurs », indique-t-il.

Cet afflux – s'il a lieu – ne durera toutefois pas longtemps : on suppose que les ukrainiens voudront rentrer dans leur pays lorsque la situation politique sera stabilisée. Les États-Unis pourraient, pour leur part, se retrouver plus rapidement impactés. « L’éventuel non renouvellement des autorisations de résidence et de travail des développeurs russes, qui sont très sollicités aux États-Unis, pourrait créer d’immenses remous sur le marché mondial de la Tech », prévient Frédéric Lasnier.

 

Capitaliser sur les talents français

Pour Corinne Fernandez, les recruteurs de la filière Tech ont intérêt à répondre favorablement aux exigences des développeurs français, d’une part pour les attirer dans leurs équipes. « Les CDI ne les font pas tous rêver. Ce qu’ils recherchent, c’est de la flexibilité dans leur travail, c’est de pouvoir travailler d’où ils veulent, parfois même à l’étranger. » D’autre part pour minimiser le recours à l’offshore. « Avant la pandémie et la guerre, plusieurs régions françaises, dont les Hauts de France et la Bourgogne, avaient proposé – avec un succès mitigé - des mesures fiscales attractives pour les sociétés de tech. Depuis la généralisation du télétravail, ces mesures peuvent accompagner nos jeunes ingénieurs à partir dans des villes moyennes où il faut bon vivre et où l’on peut mieux se loger qu’en Région Parisienne. C’est un bon outil pour répondre à l’aspiration générale des jeunes générations et pour nous rendre plus résilients économiquement.»

 

Aurélie Tachot
Aurélie Tachot

Après avoir occupé le poste de rédactrice en chef d’ExclusiveRH.com (entre autres), je travaille désormais à mon compte. Pour Cadremploi, je contribue à la rubrique Actualités via des enquêtes, des interviews ou des analyses sur les évolutions du monde du travail, sans jamais oublier l'angle du digital.

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