Interview Baptiste Mylondo : Pourquoi les emplois les plus précieux socialement sont souvent les moins rémunérés ?

Julie Falcoz

INTERVIEW – Baptiste Mylondo va plus loin que le simple constat "job utile, petit salaire". Dans son essai intitulé “Ce que nos salaires disent de nous” (éditions Payot), cet enseignant en économie et philosophie politique nous fait voir nos fiches de paie comme le reflet de divisions sociales bien ancrées. Inspiré par d'autres penseurs, il tape là où ça fait mal. Un regard acéré sur les non-dits de notre société. Il a répondu aux questions de Cadremploi.

Pourquoi l’utilité sociale est autant déconnectée des salaires ? Dans son essai intitulé “Ce que nos salaires disent de nous” (éditions Payot), Baptiste Mylondo, enseignant en économie et philosophie politique, tente de répondre à cette délicate question.

Interview Baptiste Mylondo : Pourquoi les emplois les plus précieux socialement sont souvent les moins rémunérés ?
Pourquoi l’utilité sociale est autant déconnectée des salaires ? Dans son essai intitulé “Ce que nos salaires disent de nous” (éditions Payot), Baptiste Mylondo, enseignant en économie et philosophie politique, tente de répondre à cette délicate question.

Cadremploi : Comment en est-on arrivé à une société qui rémunère si mal les emplois les plus socialement utiles ?

Baptiste Mylondo : Selon le sociologue américain Everett Hughes, cela relève d’une sorte de nouvelle théorie du ruissellement : les tâches pénibles sont successivement déléguées jusqu’en bas de la hiérarchie sociale. À tous les niveaux, systématiquement, tout le monde s’arrange pour déléguer le boulot ingrat à des subalternes. Si on dézoome au niveau de la société, cela donne les plus riches qui délèguent les tâches pénibles aux plus pauvres, au même titre que celles qui sont mandatées aux émigrés dans le monde du travail ou aux femmes dans la sphère domestique. Cette logique se retrouve au sein de chaque service dans les entreprises à travers la possibilité d’avoir des stagiaires et/ou des services civiques à qui sont confiées les tâches les moins sympathiques. Cette logique de ruissellement touche tous les niveaux de la société. Par conséquent, en bas de l’échelle sociale de la hiérarchie des salaires, ce sont les boulots les plus durs et les moins gratifiants.

Pourquoi lire Ce que nos salaires disent de nous (éditions Payot) de Baptiste Mylondo ?

Dans son essai, Baptiste Mylondo s'attaque à un sujet brûlant : pourquoi les jobs les plus utiles sont souvent les moins bien payés ? Mais il ne s'arrête pas au simple rapport entre utilité sociale et rémunération. En véritable fouineur des inégalités, il décortique comment nos salaires tracent des frontières sociales et creusent des fossés entre citoyens. Inspiré par des penseurs du calibre d'Everett Hughes et Baudelot, il nous fait réfléchir sur ce que veut dire "mériter son salaire". Il interroge la hiérarchisation sociale induite par les salaires, déconstruit l'idée de mérite, et plaide pour une reconsidération des critères de valeur dans le monde du travail. Et attention, il ne mâche pas ses mots sur les inégalités hommes-femmes. Un éclairage riche pour comprendre les inégalités salariales comme un symptôme des questions fondamentales de justice et d'équité sociales.

Comment les différences de salaires instaurent-elles une hiérarchie sociale dans notre société ?

B. M. : Sur le plan économique, nous payons les salaires des autres au quotidien, leur coût horaire. Plus on est payé, plus on coûte cher. Moins on est payé, moins on va coûter cher. Les salaires du haut de l’échelle ont la possibilité de s’offrir des heures des personnes en bas de l’échelle des salaires, qui vont avoir beaucoup plus de mal à accéder aux services des autres. De fait, il y a une hiérarchie économique qui s’installe. Par exemple, un avocat va pouvoir embaucher une femme de ménage sans aucun problème alors qu’une femme de ménage aura du mal à se payer les services d’un avocat. Une hiérarchie sociale, donc symbolique, s’instaure en même temps qu’une hiérarchie économique, le tout justifié par le mérite des membres de la société.

Le sociologue Baudelot observe que les ouvriers ont tendance à accepter leur salaire avec un simple "ça me va", tandis que les cadres se voient comme des acteurs clés dont le salaire élevé prouve leur valeur. Que veut-il dire par là ?

B.M. : Ces travaux montrent que selon l’endroit où l’on se situe sur l’échelle des salaires, les gens évaluent de manière différente leur mérite. En bas de l’échelle, on internalise le fait qu’on ne mérite pas beaucoup plus. D’autant que le seul critère mobilisé est la difficulté de la tâche opérée et la possibilité de couvrir les besoins quotidiens. Alors qu’en haut, on a plutôt tendance à se dire qu’on le mérite au vu du travail effectué.

Selon vous, un salaire « juste » repose sur 4 critères distincts : ce que l’on est/fait/vaut/et veut. Le salaire n’est donc pas qu’une question d’argent finalement ?

B.M. : En fait, l’enjeu n’est plus forcément économique. Plus on monte en rémunération, plus l’enjeu est symbolique. Plus il y a une hiérarchie sociale à gravir, plus il y a une hiérarchie symbolique. Certes, nos salaires disent beaucoup de nous mais ils ne disent pas ce qu’ils devraient dire. Je considère que les critères mobilisés aujourd’hui – notamment la qualification et la productivité – pour justifier les inégalités salariales ne sont pas justes. Nous en avons eu un bel exemple pendant le confinement. Tout le monde s’est rendu compte que beaucoup de gens, payés au lance-pierre, faisaient tourner le pays. Au regard de leur salaire, ce n’est pas flatteur alors qu’ils ont un rôle essentiel dans notre société. Cela entérine une hiérarchie sociale basée sur de mauvais critères. De manière collective, cela signifie que nous sommes prêts à vivre dans une société comme celle-là. En réalité, nous sommes dedans et cela nous semble naturel.

Voyez-vous une vertu à la transparence des salaires en entreprise ?

B.M. : À partir du moment où les salaires sont exposés, il faut les justifier. C’est souvent à ce moment-là qu’on se rend compte que certaines inégalités ne sont pas justement justifiables. L’exemple le plus flagrant ? L’inégalité entre les femmes et les hommes. Effectivement, il n’y a rien qui permet de justifier qu’à poste égal, dans la même entreprise, une femme soit payée moins qu’un homme. Si on ne peut pas justifier les écarts de rémunération, il ne peut pas y en avoir. C’est à double tranchant car cela conduit à justifier l’ensemble des inégalités. On peut aussi se poser la question des inégalités selon la qualification ou la productivité. Est-ce que la place dans la hiérarchie d’une entreprise doit les justifier ? La transparence des salaires permet de se poser la question.

Vous vous demandez à quoi servent les patrons. Vous posez-vous la même question pour les cadres ?

B.M. : Oui ! Je promeus un modèle d’entreprise autogérée. Le statut de cadre va de pair avec une organisation hiérarchique, donc un ruissellement des tâches vers le bas. Est-ce juste ? Si, en haut de la pyramide, les cadres souffrent des responsabilités qu’ils doivent gérer et des horaires à rallonge, il ne faut pas déléguer cette pénibilité. Raison de plus pour transformer nos organisations sociales. Cela veut dire qu’il faut partager les responsabilités, donc aussi la charge mentale et la pénibilité.

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Julie Falcoz

Journaliste depuis 13 ans, je suis spécialisée sur des thématiques liée à l'emploi : management, recherche d'emploi, enquête sur des secteurs économiques, emploi des cadres, test de métiers...

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