
En 2023, le mot “talent” ne va plus de soi. Selon une étude intitulée « Talent d’Achille : pourquoi les cadres ne croient pas en leur talent »* réalisée par la Chaire compétences, employabilité et décisions RH de l'EM Normandie, ce terme “talents” ne vous fait pas (plus) rêver. Pire, il serait même un répulsif à candidats. Explications.
D'où vient le mot “talent” ?
L’apparition du mot « talent » en RH date de la fin des années 1990. A l'époque, c’est le cabinet McKinsey qui a manœuvré pour l'imposer dans les entreprises.
Le terme de talent a une histoire dans la culture occidentale: dans la parabole des talents (Nouveau Testament) et sous la plume de philosophes, Kant ou Hegel notamment, l’idée de talent caractérise à la fois des dispositions innées, un désir particulier et un travail qui permet de les développer. C’est sur ces bases que le cabinet McKinsey va inventer, fin des années 1990, une approche RH qui va durablement alimenter les esprits.Extrait de l'étude « Talent d’Achille : pourquoi les cadres ne croient pas en leur talent »* réalisée par la Chaire compétences, employabilité et décisions RH de l'EM Normandie
"Talent", mot ambigu
Le mot "talent" est utilisé à toutes les sauces : « une même entreprise peut recruter très largement des "talents" pour occuper les postes les plus humbles tout en développant une "gestion des talents" très sélective pour préparer ses futurs dirigeants. Cette ambiguïté est finalement la cause du succès de l’idée de talent ,» souligne les auteurs de l'étude.

Mais dans l'esprit McKinsey, « les talents sont les collaborateurs super doués qui font le patrimoine immatériel de l’entreprise, quelle que soit leur spécialité. Ce sont les irremplaçables qu’il faut à tout prix garder et développer. Pour McKinsey, c’est sur eux qu’il faut investir en interne et tant pis pour les autres », explique Jean Pralong, professeur en ressources humaines à l’EM Normandie.
Pourquoi le mot “talent” ne fait plus recette auprès des cadres ?
Dans une France qui recrute ses « incroyables talents » au cours d’émissions de télé, le mot effraie dans la sphère professionnelle. Notamment les candidats et les cadres.
Dans leur tête, un talent c’est un homme d’une trentaine d’années qui est sorti bien classé d’une grande école de commerce ou d’ingénieurs. La majorité des cadres interrogés (56 %) partagent une lecture exclusive du talent. Pour eux, le talent est une caractéristique stable et interne des individus. Elle ne se développe pas et ne concerne par conséquent qu’une minorité d’individus. Donc la plupart de ceux qui ne cochent pas ces cases-là, ne s’identifient pas au mot “talent”. Pire, ils ressentent une forme de déclassement et s’auto-éliminent des processus de recrutement en ne postulant même pas.Jean Pralong
Leur rejet du mot "talent" s'explique aussi par le fait qu'ils n'ont pas été chouchoutés : ces 56% de cadres n'ont pas eu des carrières stratosphériques et ont souvent quitté les postes qu'ils occupaient. De ce fait, ils ont davantage rencontré des "recruteurs plutôt que des RH". Ils ont plutôt vécu des sélections plutôt que des développements. "Ces cadres ont peu bénéficié de formation. Par choix ou par contrainte, ils ont été peu fidélisés par leurs employeurs. Pour toutes ces raisons, ils ont perdu l’habitude d’être accompagnés dans leur développement par les entreprises," analysent les auteurs de l'étude.
Pourquoi les entreprises aiment le mot “talent” ?
D’un côté, une majorité de cadres et de candidats qui ne se définissent pas comme des “talents” et de l’autre, des employeurs qui affichent leur “chasse aux talents” dans leurs offres d’emploi mais aussi dans leur programme de détection interne des talents.
Bilan, deux mondes qui ne se rejoignent pas. Ce quiproquo sémantique pourrait bien être, du moins en partie, à l'origine des difficultés de recrutement anticipées par 75 % des employeurs (chiffres Apec).
« Ce qui manque en France ce ne sont pas les candidats mais les candidatures. Autrement dit, les gens sont employables mais on n’arrive pas à les attirer car le terme de “talent” passe pour de la discrimination larvée ou du marketing creux ».Jean Pralong
Comment parler aux talents sans les appeler “talent” ?
Pour cet expert en ressources humaines, pour être impactant le terme “talent” devrait au contraire privilégier l’importance d’un contenu opérationnel.
A titre d’exemple, une entreprise très centrée sur le collectif devrait préciser rechercher un candidat avec « un talent de leader d’équipe ».
Une société très orientée business devrait préciser qu’elle cible des candidats ayant un certain "talent en termes de conquête et d’acquisition de nouveaux clients."
Bref, le mot "talent" doit retrouver sa définition d'"aptitude particulière à faire quelque chose" (Larousse) et ne doit pas être le synonyme du mot "candidat".

* L’étude intitulée « Talent d’Achille. Pourquoi les cadres ne croient pas en leur talent » a été publiée par la chaire Compétences, Employabilité et Décision RH de l'EM Normandie en novembre 2023. Il résulte d’un travail de recherche dirigé par Jean Pralong, titulaire de la chaire et professeur en RH digitales et gestion de carrières et Marie Peretti-N'Diaye, docteure en sociologie. Une étude quanti et quali, réalisée auprès de 287 jeunes, détenteurs de diplômes de Master, pendant les dix-huit mois qui ont suivi l’obtention de leur diplôme.
Journaliste indépendante, je réalise des enquêtes, des portraits, des reportages, des podcasts... sur la vie des salariés en entreprise. Égalité femmes-hommes, diversité, management, inclusion, innovation font partie de mes sujets de prédilection.