
- Pourquoi ce livre ?
- Comment a démarré votre expérience professionnelle en tant qu'auditeur?
- Vous prenez conscience également de la puissance de l'entreprise pour laquelle vous travaillez ?
- Mais vous n'aviez pas l'impression de vous attaquer à un géant ?
- Qu'est ce que vous revendiquez précisément ?
- Où en sont ces combats aujourd'hui ?
- Quelle est la réaction de la direction vis-à-vis de cette mobilisation des salariés ?
- Selon vous, pourquoi peu de salariés ont parlé des mauvaises conditions de travail ?
- Est ce qu’être cadre chez EY est une bonne situation ?
Pourquoi ce livre ?
Marc Verret : D’abord, ce livre vient de la nécessité de raconter le quotidien d’un auditeur d’une multinationale car il existe très peu de livres, documentaires ou films qui le racontent. Puis, également de la nécessité de raconter notre aventure syndicale si atypique qui raconte tellement de la société française.
Marc Verret est auditeur financier. En 2016, diplômé de Paris-Dauphine, il intègre EY, l’un des quatre plus grands cabinets d’audit financier et de conseil mondiaux. Militant gaulliste depuis 2010, il devient délégué syndical CGT au sein d’EY à partir de 2020 et devient chef de file des revendications en faveur de meilleures conditions de travail dans ce secteur.
Comment a démarré votre expérience professionnelle en tant qu'auditeur?
M.V. : La première année s'est relativement bien passée. Nous étions assez protégés par notre hiérarchie, dans un environnement jeune et bon enfant. Je commence un peu à ressentir la pression par rapport à la rentabilité, plutôt amortie par notre hiérarchie. C'est quelques années après, en tant que chargé de mission que cela devient relativement compliqué parce qu'on doit produire et encadrer des équipes qui sont sur des fuseaux horaires différents. C'est ce que j'appelle la rentrée dans l'atmosphère. D'où mon burn out, la quatrième année. C'est ce que j'appelle l'étincelle de l'engagement. Ce sont les autres qui m'ont fait prendre conscience que ça ne va pas au niveau de l'entreprise. J'ai vu des personnes développer au fur et à mesure des années des pathologies comme de l'anxiété, de l'eczéma, des dépressions, des pensées suicidaires, etc.
J’ai été sidéré de voir autour de moi des individus dont l’état de santé était dégradé, sans même parfois qu’eux-mêmes ne s’en rendent compte, à commencer par moi.Extrait de "Un cadre en révolte. Pour un combat syndical dans les multinationales"( Dunod)
Vous prenez conscience également de la puissance de l'entreprise pour laquelle vous travaillez ?
M. V. : EY est une entreprise multinationale qui conseille les multinationales. Un des symboles de sa puissance, c’est de faire passer les entretiens d'embauche à un étage élevé de la tour First – le 27e – pour la vue dégagée, au sommet de la tour, au sommet de la puissance économique française. C'est une entreprise puissante par son activité et par son positionnement de leader sur le marché. On chuchote à l’oreille des directions financières des entreprises les plus puissantes du monde. En tant qu'auditeur, assez rapidement dans notre parcours, on rencontre des directeurs financiers et des personnes qui ont une influence économique très forte. Les seniors participent à des réunions de synthèse et sont en relation avec des directeurs généraux de grosses entreprises, des personnes très influentes.
Via leur marketing subliminal au cours de cette phase de recrutement, elles réussissent à convaincre leurs jeunes recrues qu’ils appartiennent et participent à l’élite du monde économique, créant ainsi un sentiment d’appartenance de classe. Même si la réalité vient ensuite totalement contredire cette narration, elle reste un moyen initial très efficace auprès d’un certain nombre de salariés permettant à la firme de lutter intrinsèquement contre toute forme de combat socialExtrait
Mais vous n'aviez pas l'impression de vous attaquer à un géant ?
M. V. : Oui, évidemment. C'est un peu David contre Goliath. Mais il y a deux éléments à prendre en compte. D'abord, le soutien, tacite ou explicite, des salariés. Pour preuve, la participation à 60 % des élections professionnelles de décembre 2023, contre 19 % en 2019. Ensuite, il y a aussi évidemment nos idéaux et l'idée qu'on se fait de l'être humain et de manière plus générale du système économique. On se dit qu'il y a quelque chose qui ne va pas du tout, qu'il y a vraiment quelque chose à faire.
Qu'est ce que vous revendiquez précisément ?
M. V. : À l'époque, comme aujourd'hui, nous sommes assez stables sur les revendications qui reposent sur deux axes. D'abord, c'est le temps de travail : la limitation du temps de travail à 48 heures hebdomadaires. On pense que pour protéger la santé et la sécurité des salariés, il faut mettre une limite hebdomadaire de temps de travail. L'autre axe passe par la rémunération, qui recouvre aussi la question du partage de la valeur. Au cours des dernières années, l'entreprise s'est beaucoup développée. Mais les salaires, eux, ont été gelés. Je parle d'un effondrement du pouvoir d'achat qui est de l'ordre de 8 à 15 % suivant les grades. La différence se voit entre les générations : un manager embauché en 2023 a un pouvoir d'achat amputé de 15 % par rapport à un manager arrivé en 2010. Sachant que dans le même temps les rémunérations des dirigeants ont explosé. Donc, la répartition de la valeur est devenue moins favorable aux salariés.
Où en sont ces combats aujourd'hui ?
M. V. : La première étape, qui a été longue, était de montrer et d'obtenir le soutien des salariés vis-à-vis de notre démarche. Déjà, nous allons remettre en cause l'accord de 2021 qui a supprimé la limite hebdomadaire de 48 h de travail. Ensuite, nous pourrons nous remettre autour de la table pour négocier le temps de travail dans notre entreprise.
Quelle est la réaction de la direction vis-à-vis de cette mobilisation des salariés ?
M. V. : En réalité, ils étaient à côté de la plaque. Dès la sortie de notre communiqué de presse en septembre 2020 et le premier article du Monde, ils ont considéré qu'on était minoritaires et ont maintenu ce discours pendant trois ans, en étant fermés à toute revendication. Ce qui est relativement dommage parce qu'il n'y avait pas de dialogue qui s'était réellement établi. On espère maintenant pouvoir entrer dans une phase de discussion.
Selon vous, pourquoi peu de salariés ont parlé des mauvaises conditions de travail ?
M. V. : Globalement, c'est lié à l'âge des salariés. Avec une moyenne d'âge de 28 ans en début de carrière, ils ont peur de se griller en début de carrière. C'est toujours plus simple de prendre un risque professionnel lorsqu'on est stabilisé, avec un certain nombre d'années d'expérience. D'autant qu'en face, ce sont des managers de l'âge de nos parents, avec 20 à 30 ans de plus que nous. Il y a un effet générationnel assez fort. Ensuite, l'action syndicale est souvent mal vue, dénigrée parfois. C'est en train de changer à la faveur des différentes crises que l'on a connues au cours des cinq dernières années. En tout cas, jusqu'ici, le syndicalisme était considéré comme ce qui empêche le business de tourner. Au fond, il y a un dénigrement systématique dans les universités et les écoles de commerce. Certains n'osent pas se mobiliser parce qu'on fait partie des plus hautes rémunérations en France. Parfois, on peut ressentir une forme d'illégitimité à se plaindre vis-à-vis de nos conditions de travail ou de notre situation car on fait partie des 20 % des Français les mieux payés, qui s'estompe rapidement au vu de l'évolution que connaît notre métier.
Est ce qu’être cadre chez EY est une bonne situation ?
M. V. : C'est compliqué comme question… Comparé au reste de la société française, oui. En revanche, dans le temps, la situation se dégrade, c'est ça le problème. Dans le livre, je compare notre salaire horaire au SMIC. Avant, c'était 1,5 fois le SMIC quand on rentrait chez EY. Aujourd'hui, c'est 1,25. Evidemment, on reste toujours mieux payé que la moyenne française. Un jeune auditeur financier démarre avec un salaire 2200-2300€/mois net après impôt. Le problème est que la situation est en train de dégringoler. Si on n'arrête pas cette dégringolade, on va finir par être dans des situations critiques. Aujourd'hui, certains collègues ne gagnent pas assez leur vie pour se loger à Paris au début de leur carrière. Cela s'améliore au bout de 2/3 ans quand la personne progresse dans la hiérarchie mais cette situation n'existait pas avant. Aujourd'hui, cela se généralise.
Je ne dis pas que les auditeurs d’EY sont devenus pauvres. Je suis conscient qu’ils appartiennent toujours à une partie aisée de la population, mais ce salaire baisse relativement à la moyenne de la société française. En d’autres termes, les salariés d’EY & Associés sont de moins en moins riches à travers le temps. C’est ce constat que la direction, plus 25 L’étincelle de l’engagement âgée, a du mal à concevoir ou à comprendre, créant un fossé grandissant entre générations.Extrait
Journaliste depuis 13 ans, je suis spécialisée sur des thématiques liée à l'emploi : management, recherche d'emploi, enquête sur des secteurs économiques, emploi des cadres, test de métiers...