
Fanny Lederlin, un regard affûté sur l’entreprise
Ces dernières années, les livres se sont multipliés sur ces cadres qui basculent vers des métiers manuels. Ils sont quelques milliers à plaquer leur job en or et leur costume étriqué pour libérer le menuisier, le boulanger ou encore le brodeur qui sommeillait en eux.
Avec la publication d’Eloge du bricolage, signé de l’essayiste Fanny Lederlin (PUF), on s’attendait à une analyse philosophique de ce phénomène. Il faut dire que l’auteure en connaît un rayon sur les mutations du monde du travail. Il y a deux ans, elle a déjà publié une remarquée critique écologique du monde du travail, Les dépossédés de l’open space (PUF, 2020).
Mais dans Eloge du bricolage, il n’est point question de quadra qui troquent l’ordinateur pour la scie et le marteau. Trop banal pour cette philosophe qui ne s'engouffre pas sur les sentiers battus. Dans cet essai composé de trente-trois courts chapitres, Fanny Lederlin décline sous de multiples facettes ce qu’elle nomme la « logique du bricoleur », qu’elle oppose à la « logique d'ingénieur ».
Sa réflexion défend le bricolage comme mode de pensée et d’action alternatifs, à rebours d’une société en quête éperdue de performance. Comme le souligne le sous-titre, il importe de faire rimer « souci des choses, soin des vivants et liberté d’agir ». Un ambition à portée politique (au beau sens du terme), à l’échelle individuelle et collective, dans la vie professionnelle et personnelle de tout citoyen.
L’emprise de la logique d'ingénieur
Attention au contresens : Fanny Lederlin ne critique pas le métier d’ingénieur. L’auteure s’explique :
Qu’il soit question de « planifier » l’installation de champs éoliens ou le développement de voitures électriques, de « programmer » la réduction progressive des émissions de CO2, ou, plus largement, d’« administrer pacifiquement » les existences des citoyens en les incitant de manière plus ou moins impérative à adopter les « bons gestes pour la planète », c’est bien à travers le prisme de la logique d’ingénieur que l’humanité est en train d’aborder les problèmes tragiques que soulève son activité.Fanny Lederlin dans "Eloge du bricolage"* - Pages 26-27
La philosophe analyse le « piège politique de la logique d’ingénieur » qui s'est immiscé dans la vie économique, sociale et politique. Le piège consiste à chercher à résoudre les problèmes causés par cette logique – par exemple le dérèglement climatique – par la même logique d’ingénieur qui a engendré ces maux. Progressivement, le pouvoir est confié aux savants et experts - rappelons-nous la période de la Covid-19. Et nos démocraties en perdent leur essence.
L’erreur consiste à considérer les savoirs scientifiques et techniques comme des objets neutres, purs de toute opinion, de toute passion ou de tout désir subjectifs.Et l’illusion consiste à croire qu’en politique, des décisions optimales pourraient être établies scientifiquement, et que les gouvernants pourraient connaître – et non vouloir – les décisions justes.Page 28
A nous tous de savoir si nous souhaitons nous « contenter de cette espèce de moindre mal existentiel qui consiste à nous comporter comme des humanoïdes dociles appliqués à accomplir le plus efficacement possible leur tâche – travailler, consommer, faire les « bons gestes » pour la planète ».
La fin ne justifie pas les moyens
Fanny Lederlin révèle ce qui sous-tend la logique d’ingénieur : « le sacrifice des moyens en vue d’une fin ». Elle discerne les conséquences éthiques de cette logique, que ce soit dans le monde du travail, avec le productivisme, ou sur un plan métaphysique, avec le transhumanisme.
Que l’idée ou l’idéal soit vertueux – « extraire tant de quantité de matériaux, fabriquer telle quantité de briques de déchets, générer tant de profits, atteindre tel objectif de croissance » –, ne constitue pas un argument recevable si les moyens pour atteindre cette finalité ne sont pas respectables. Aucune cause, aussi noble soit-elle, ne justifie les « violences, l’exploitation animale ou humaine, les dénonciations abusives ou encore les atteintes aux libertés publiques ».
D'autant que la "logique d’ingénieur se voit aujourd’hui amplifiée par l’appareil algorithmique qui sous-tend désormais nos sociétés.
Faire avec les moyens du bord
Alors comment agir ? En adoptant la posture et la pratique du bricoleur qui inverse totalement la logique : « ce sont les moyens qui fixent la fin ». Concrètement, c’est à partir des objets, des matériaux et des êtres vivants « avec lesquels il doit composer et coopérer » que le bricoleur « esquisse son projet ». L’approche est radicalement différente : « faire avec les moyens du bord », adopter le « ça me suffit » ou le « ça peut toujours servir », collectionner, recycler, glaner. S’envisage alors un rapport plus juste, plus libre et plus pérenne au monde et à la nature.
Le manager peut-il être bricoleur ?
De telles « pratiques buissonnières » qui riment avec « débrouille » sont-elles envisageables dans le monde du travail ? N’est-ce pas un appel à l’insubordination et à l’amateurisme au sein des entreprises ? Fanny Lederlin n’élude aucune question. Tout n’est pas algorithmes, plan, process, mesures. Elle en est convaincue, comme de nombreux penseurs qu’elle cite dans son essai. L’être humain peut - et doit - encore exercer son libre arbitre.
« L’agir humain est traversé par des rapports moraux, sentimentaux, ludiques, esthétiques. Ils peuvent prévaloir sur le calcul d’intérêt ». A condition de laisser une place à la créativité et de cultiver la curiosité pour ce qui nous entourent.
Eloge du bricolage. Souci des choses, soin des vivants et liberté d’agir , Fanny Lederlin, PUF 2023, 174 pages

Mes multiples activités me donnent accès au monde des entreprises et à ses cadres. J'observe, j'interroge, j'analyse et j'ai proposé à Cadremploi de publier le fruit de certaines de mes enquêtes.