
Le pitch
Le but de l’ouvrage de Olivier Grenouilleau est de rendre compte de la manière dont les Occidentaux ont « pensé et réinventé les significations du travail ». Au fil des trois-cents pages de l'ouvrage, l’historien analyse comment le boulot, alias le labeur, le job, le turbin, passe ou pas de la malédiction à la rédemption, de la glorification à sa condamnation et cela du néolithique au home office.

Olivier Grenouilleau est l’un des représentants français, avec des collègues comme Michel Boucheron mais aussi Fernand Braudel, de la « global history », l’histoire mondiale. Cette école, initiée en Amérique du nord par un auteur comme William McNeill et popularisée par un historien comme Timothy Brook, entend faire du monde son sujet d’étude.
S’il fallait une dernière raison pour vous convaincre, Grenouilleau, 60 ans, a déjà publié une somme sur l’esclavage – lire ici la critique de l’ouvrage par celui qui est devenu l’actuel ministre de l’Education, Pap N’Diaye.
« L’invention du travail », de Olivier Grenouilleau, les éditions du Cerf, octobre 2022, 296 pages.
1/ Le travail, un fardeau de civilisation
Grenouilleau, en bon historien global, prend de la distance. « Au commencement est le travail », aurait-il pu écrire en paraphrasant les Ecritures saintes. Cette occupation qui, sous l’influence de la Bible, de Platon, d’Adam Smith ou du darwinisme, fait passer l’espèce humaine de l’obscurité des primitifs à la lumière des civilisés.
Le travail aurait ainsi été le moyen et le signe de la progressive montée en puissance d’une humanité se révélant à elle-même
L’ouvrage évoque alors la naissance des Humains vue par les premières cosmogonies, celle de Sumer dans l’Irak actuel par exemple. Ces populations, inventeurs de l’écriture, considèrent que l’Homme a été façonné par les dieux afin qu’il travaille pour eux. « L’homme est conçu pour être leur esclave », commente Grenouilleau.
Même pensée chez les Grecs pour qui la terre ne produit « plus spontanément ce qui est nécessaire à la vie. Il faudra la travailler ». Le travail est ainsi pensé comme source de rédemption d’un châtiment divin, on retrouve ici la notion biblique du paradis terrestre, de Adam et Eve, sommés de quitter le jardin d’Eden à cause de leur inconduite face à leur dieu.
2/ Le travail est aussi une « œuvre »
Châtiment divin, le travail est aussi, quasi, en parallèle, considéré par d’autres penseurs, s’il est « accompli de bonne manière », comme la possibilité d’accomplir une œuvre. L’Occident oscille entre la condamnation du travail et sa glorification.
« C’est ainsi, entre le bien et le mal, que s’installe le travail dans la conscience grecque, et par la même occidentale », théorise-t-il en abreuvant ses lecteurs de passionnants détails. Pour un Aristote ou un Platon, Grenouilleau met en avant des Socrate, des Hésiode ou des Ovide consacrant l’importance du travail. « Quant à la pauvreté, explique Thucydide, dans "La guerre du Péloponnèse", l’avouer tout haut n’est jamais une honte ; c’en est une de ne pas s’employer à en sortir ». Et l’on en sort par le travail, appuyé, certes, par une armée d’esclaves.
En 317 avant Jésus-Christ, un recensement à Athènes fait état de 250 000 esclaves sur une population de 431 000, pointe l’ouvrage. Soit près de 50 % de l’ensemble de la population. « Le privilège de l’homme libre n’est pas la liberté mais l’oisiveté, qui a pour corollaire obligatoire le travail forcé des autres », commente, avisé, Aristote, fils de médecin, dans sa "Politique".
Mais Grenouilleau insiste aussi sur la valorisation du travail par les Hébreux et les Chrétiens. « Votre labeur n’est pas vain dans le Seigneur », précise Paul dans une lettre aux Corinthiens. Au cours du Moyen-âge (376-1492), « l’idée d’une malédiction pesant sur le travail fait, cependant, son chemin » relève l'auteur. Tout comme les réflexions estimant que Dieu désire que les Humains travaillent. La pratique monastique assure ainsi « une réhabilitation du travail ». St Augustin estime aussi que « la loi divine veut que l’homme travaille. Cela est bon ». En 1198, le pape Innocent III canonise même un commerçant de Crémone : « le travail devient mérite », explique Grenouilleau.
3/ La célébration du travail des temps modernes
Grenouilleau décrit ensuite les pensées des intellectuels des temps modernes. Jusqu’au 20e siècle, ces économistes ou philosophes, parfois les deux, célèbrent le labeur. Les tenants de l’Utopie comme Thomas More, les promoteurs de la Réforme (Martin Luther) ou les penseurs des Lumières (Adam Smith) estiment, avec Jean Calvin, que « les Hommes ont été créés pour s’employer à faire quelque chose et non pour être paresseux et oisifs ». Ce dernier, arrivant à Strasbourg, s’inscrit ainsi sur le registre de la corporation des tailleurs. Le « travail est même utile voire nécessaire et indispensable à la prospérité publique », ajoute Grenouilleau.
Notre historien convoque ensuite tous les nouveaux économistes de Thomas Hobbes à John Locke en passant par Antoine de Montchrestien, l’inventeur de l’économie politique, qui consacrent l’utilité publique du travail. Le courant dit des « Lumières » se donne même pour but d’associer la valorisation du travail utile aux individus à la valorisation du travail utile à la société. Cela débouche sur les courants libéraux, sur celui des socialistes utopiques (Saint-Simon ou Fourrier) et des « darwinistes » qui tentent d’associer « ces dimensions apparemment contradictoires ».
4/ Le travail moderne entre enfer et aboutissement humain
L’émergence, au 19e siècle, de la grande industrie et de la prolétarisation des populations conjugue une vision du travail que les philanthropes dépeignent comme l’enfer sur terre et une notion de travail, abstrait, idéalisé et magnifié comme jamais.
L’idée est de convaincre les « salariés » du bienfait de leur travail et de donner bonne conscience aux « exploiteurs ». Pour Grenouilleau, ce paradoxe débouche alors sur trois tendances : la condamnation des nouvelles formes d’exploitation, l’irruption de la question de la réforme sociale et la redéfinition de la valeur et du sens à accorder au travail.
Plus le travail devient central, plus sa signification se fait terne, tant dans l’univers des idées que dans celui concret du labeur ouvrier.
Arrivent alors les penseurs comme Durkheim, Taylor ou Jules Amar en France, qui réduisent la « charge humaine, émotionnelle et spirituelle » du travail. Mais ces derniers sont alors combattus par l’analyse marxienne qui démontre une « dimension profondément aliénante d’un travail devenu mécanique et la promesse prométhéenne de l’affranchissement de l’homme grâce à la maitrise de la machine productive », explique Grenouilleau.
Pour Engels et Hegel, le travail, via l’utilisation des machines par les forces productives, sera aussi « le moyen de la libération et l’accomplissement » des travailleurs, ajoute Grenouilleau. « L’homme, par le travail, est fait aussi grand que Dieu », s’enthousiasme Joseph Proudhon, fils de vigneron-tonnellier-brasseur. Bref, comme le signale Grenouilleau, par le « travail, l’humanité se réalisera ». La pensée est portée par le libéralisme, et les réformateurs sociaux, Marx, Engels et Proudhon en tête, par les Lumières et l’idée de progrès, la philosophie Hégelienne et les réformateurs sociaux. « Le monde occidental y croit jusqu’à la grande crise des années 1930 et, pour l’univers communiste et des démocraties populaires, le credo reste en vigueur quasiment jusqu’à l’écroulement de l’URSS en 1991 »…
5/ La fin du travail ?
En cette fin de 20e siècle, le travail est attaqué de toute part?
Avec le revenu universel l’on pense aujourd’hui la possibilité, sinon de se libérer totalement du travail, du moins de permettre à chacun d’établir avec lui un rapport plus personnel.
On arrive alors à l’apparition observée par un Richard Florida (The rise of the creative class) ou d’un Michel Lallement (L’âge du faire) d’une « nouvelle classe sociale composés de créateurs issus des scientifiques, ingénieurs, universitaires, poètes et plus généralement ceux travaillant dans le domaine des services de hautes technologies », commente l’historien. Cette classe regrouperait près d’un tiers de la population active étatsunienne. « Une autonomie du travail, mais aussi au travail peut s’y manifester », pointe Grenouilleau.
Il explique aussi que « des projets plus globaux de transformation voire de dépassement du travail continuent d’être pensé, dans une optique d’épanouissement individuel et de réforme sociale ». Sous l’égide d’Hannah Arendt, « ce n’est plus par le travail que l’homme peut s’accomplir mais en le dépassant ».
Ce que prône aussi, dans « La fin du travail » un Jeremy Rifkin en 1995. La thèse est appuyée par les travaux de Olivier Marchand et Claude Thélot qui démontre que, du 18e au 20e siècle, « nous sommes passés en France, de 3000 heures travaillées par an et individu en âge de travailler à 1600 ». Bob Black, en 1985, ferme le ban, dans son ouvrage « L’abolition du travail ». « Nul ne devrait travailler, prône-t-il. Le travail est la source de pratiquement toute la misère du monde. Pour ne plus souffrir, nous devons cesser de travailler ».
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Je suis journaliste spécialisé dans les questions de formation et d’emploi. L’un ne doit pas aller sans l’autre et la compréhension des deux permet de s’orienter au mieux. Je rédige aussi, tous les deux ans, le Guide des professionnels du recrutement. Je suis aussi passionné d’histoire et amoureux des routes de la soie.