Pourquoi lire « Submersion » de Bruno Patino ?

Raïssa Charmois

LIVRE 2023 - Tout est allé très vite. Trente ans à peine depuis les débuts de la révolution Internet. Puis celle des smartphones et des réseaux sociaux. Et aujourd’hui, une troisième révolution, celle de l’Intelligence artificielle (IA), résultante des deux précédentes. Voici venu le temps de la « submersion » selon Bruno Patino. Elle se traduit par l’infinité paralysante des choix à portée de clic. Dans son dernier ouvrage, le spécialiste des questions numériques décrypte ce phénomène et esquisse une issue face à ce déluge numérique. Un essai court, brillant et salvateur. Voici quatre raisons de le dévorer.

Parce qu'il est technophile, Bruno Patino analyse ce sentiment de submersion face au déluge numérique. Un essai plus que recommandé par la rédaction.

Pourquoi lire « Submersion » de Bruno Patino ?
Parce qu'il est technophile, Bruno Patino analyse ce sentiment de submersion face au déluge numérique. Un essai plus que recommandé par la rédaction.

Le pitch

De livres en livres, Bruno Patino, file la métaphore aquatique pour analyser la révolution numérique qui bouleverse nos vies. Après La civilisation du poisson rouge, puis Tempête dans le bocal, l’homme de médias, président d’Arte, passé par France Culture et Télérama, pose des mots sur ce réel qui nous épuise : notre connexion permanente au virtuel, via nos écrans. Privés de nos nuits, éblouis et hagards, devenus passifs et indécis, nous sommes littéralement submergés face aux choix devenus presque infinis d’images, de films, de musiques, de messages, de plats, de profils, de livres, d’expositions.

Comment préserver et exercer sa liberté dans cette économie de l’attention mise en place par les géants du Net ? Comment ne pas imaginer le pire pour l’avenir, alors que nous sommes déjà submergés et que l’IA émerge à peine ? Comment ne pas imaginer le pire à venir ? En honnête homme, Bruno Patino, nous invite à accepter la vague, mais à faire preuve de discernement et de sagesse. Facile à dire, pas facile à faire.  

Nous avons perdu la nuit.(…) Les écrans sont arrivés, et avec eux la connexion permanente.(…) Voici venu le temps de l’aube perpétuelle. De la lueur bleutée qui jamais ne s’éteint, du rayonnement qui jamais ne s’apaise. Eveillés, hagards, hébétés, nous sommes irrémédiablement attirés par leur lumière. (…) Finies les insomnies, place à l’a-somnie et aux veilleurs sentinelles, à ceux pour qui la nuit n’est plus qu’une séquence hypnotique entre mauvais sommeil et connexion décevante. Je suis l’un d’entre eux.
Extraits de « Submersion », de Bruno Patino, Grasset, octobre 2023. 144 pages.

1- Tout, c’est beaucoup trop

 « Tout est là, et tout, c’est beaucoup trop ». « La majesté du permanent efface la fragilité de l’éphémère ». « Je suis le roi, je peux tout choisir, mais je suis fatigué à la simple idée de devoir le faire ». Ça vous parle ? Bruno Patino traduit de façon limpide ce que tous, nous ressentons, de façon exponentielle depuis l’arrivée des smartphones : le temps d’une « aube perpétuelle » et un profond découragement face aux options toujours plus nombreuses. Qui n’a pas vécu ce moment, où, devant la myriade de films et de séries proposés par Netflix, trente minutes se sont écoulées sans aboutir à un choix ? « Au lieu d’être rassasiés, nous sommes lassés », résume l’auteur dont les aphorismes nous font réfléchir. Trop de choix tue le choix.

Bien nommer les choses, c’est contribuer au remède. Bruno Patino excelle en la matière. « Déluge », « nuit », « océan », « collision », « infini + 1 », « Apocalypse now ». Les têtes de chapitres ou de paragraphes se lisent comme un cadavre exquis qui annonce les conséquences de la déferlante en cours.

Quelque chose s’est passé. Quelque chose a changé. Le monde de l’offre limitée nous laissait croire en la capacité illimitée de notre cerveau à choisir. L’époque de l’offre infinie nous confronte désormais à la réalité de nos limites personnelles. Nous n’étions pas si grands.
P. 25, extrait de « Submersion », de Bruno Patino, Grasset.

 

 

2- De l’économie de l’attention à l’économie du choix

La « promesse d’émancipation » s’est transformée « en récit de domination ». A qui profite la submersion ? Au « trinet » - Google, Amazon, Meta – et autres Tiktok et plateformes qui se sont saisi de la belle utopie numérique, de l’économie du partage et de la démocratie horizontale, ont privatisé ce territoire et conquis notre attention, toute notre attention. Un marché existe : nous passons 40 % de notre vie éveillée en ligne. Souriez, vous êtes ciblés.

Bruno Patino dégage des perspectives : « si l’on n’y prend pas garde, il n’y aura bientôt plus assez d’attention pour supporter l’économie qui s’est mise en place ». Dans le conte digital, le grand méchant loup existe aussi. La liberté de choix est devenue une idéologie. Ella gagne tous les domaines de notre vie, les loisirs, le travail, la vie amoureuse et même la spiritualité. Elle alimente en fait notre « illusion de toute-puissance » et nourrit notre « insatisfaction permanente ». On nous avait pourtant promis la liberté totale.

3- Le grand simulacre de l’IA

Un chiffre : en 2024, soit demain, 95 % du contenu en ligne produit dans le monde sera le fait de l’intelligence artificielle. Lucide, Bruno Patino avertit :

Le label « conçu par des humains » deviendra obligatoire.

En effet, la promesse de l’IA pourrait s’exprimer ainsi : une échappée (belle ?) hors du réel, pour évoluer dans un décor fictionnel, nouer une relation amoureuse avec une IA, partager des conversations avec nos chers défunts, vivre dans un paradis artificiel.

Dans ce monde de calcul, quelle place pour l’imprévu, le hasard, l’inattendu, le gratuit ?  Ces concepts semblent relever d’une époque presque révolue.

4- Vous avez dit « issue » ?  

A la lecture de ces pages alertes qui décryptent avec justesse et références bibliographiques stimulantes, la vague qui nous submerge, nous, lecteurs ressentons de l’ambivalence.

D’un côté, le soulagement d’être compris et de se sentir moins seul. De l’autre, un certain désarroi, face à notre impuissance constatée, peut-être (trop ?) tardivement. Comment se déprendre de cette servitude volontaire aux écrans qui nous offrent toujours plus que l’infini ?

Le dernier chapitre de « Submersion » s’intitule « Issue ». On reste quelque peu sur sa faim, même s’il serait culotté de reprocher à l’auteur de ne pas offrir une « solution » pour contrer la déferlante ! « Le cloître est une illusion », affirme Bruno Patino. Nous le savons, qui érigeons des barrières techniques – couper les notifications – ou comportementales – des moments de déconnexion totale.

Face à la vague, ou plutôt l’océan, l’auteur nous invite à accepter « la grande traversée » et non à « se dresser en barrage », au risque d’être emporté. Certes, nos sociétés occidentales sont marquées par l’épidémie de solitude et d’isolement social. Mais nous avons les armes : la sagesse, le discernement, le silence, la nature, « au-delà de la technique », ces « forces qui permettent de maitriser les possibilités extraordinaires du réseau pour les tourner à notre avantage ». Retrouver notre vraie – donc réelle - nature humaine qui sait reconnaître le visage de l’autre et ainsi permettre « le retour de l’universel, au-delà de la masse ou du clan ». Un beau programme… de vie !

En vidéo sur LCI : "Nos choix ne sont plus vraiment nos choix", Bruno Patino

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Raïssa Charmois
Raïssa Charmois

Mes multiples activités me donnent accès au monde des entreprises et à ses cadres. J'observe, j'interroge, j'analyse et j'ai proposé à Cadremploi de publier le fruit de certaines de mes enquêtes.

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