« Uniques au monde » de Vincent Cocquebert : Pourquoi le sur-épanouissement de soi appauvrit la relation aux autres

Raïssa Charmois

LIVRE 2023 – Dans son dernier essai, le sociologue Vincent Cocquebert documente les ravages de l’exacerbation de l’égo. Nourri par un puissant marketing de l’accomplissement personnel, l’être humain est entré dans une ère de repli sur soi baptisé « égocène » où le monde doit se plier à ses désirs et non l’inverse. Mais la promesse de se sentir « uniques au monde » détruit surtout l’altérité et menace notre projet de société basée sur l’interdépendance vertueuse. Un ouvrage incontournable pour comprendre l’impact de ces dérives sur l’entreprise. Et pourquoi pas, agir autrement afin de recréer du commun.

Dans son essai passionnant, Vincent Cocquebert documente les ravages de l’exacerbation de l’égo dont les conséquences s'observent jusque dans les entreprises. Crédit photo : Judith Mazerolle.

« Uniques au monde » de Vincent Cocquebert : Pourquoi le sur-épanouissement de soi appauvrit la relation aux autres
Dans son essai passionnant, Vincent Cocquebert documente les ravages de l’exacerbation de l’égo dont les conséquences s'observent jusque dans les entreprises. Crédit photo : Judith Mazerolle.

Le pitch du livre

« Uniques au monde ». Le titre de l’essai claque, tel un slogan.

L’épanouissement de soi serait la seule promesse de notre société, maintenant que les grandes utopies politiques et religieuses semblent avoir été reléguées au passé. En 1943, Sartre écrivait dans L’Etre et le Néant  : « la totalité de mes possessions réfléchit la totalité de mon être. Je suis ce que j’ai ». Tristement d’actualité.

Le sous-titre de l’ouvrage de Vincent Cocquebert, « De l’invention de soi à la fin de l’autre », annonce la couleur. Pour le sociologue, nous vivons dans l’ère de l’égocène : « en parallèle d’une civilisation du cocon qui nous pousse à cultiver à l’excès le recherche de confort, le repli et ériger le ‘’chez soi’’ comme une norme d’existence, vient désormais se greffer le fantasme d’une vie et d’un environnement comme ‘’sur-mesure’’ qui serait le reflet de nos multiples et profondes singularités ».

Ce fantasme d’hyperpersonnalisation d’un monde plié selon nos désirs, nourri par un « capitalisme de l’ego » dépose sa marque sur tous les domaines de nos vies – professionnel, sentimental, familial, identitaire, santé, éducation, consommation. Hubris du sur-mesure, sentiment d’orgueil d'une étrange démesure.

Quand le fantasme, forcément illusoire, se dissipe, vient le douloureux retour au réel, marqué par un sentiment grandissant de solitude et parfois, un évanouissement de soi. Finalement, l’autre, c’est pas si mal…

 Uniques au monde. De l’invention de soi à la fin de l’autre, Ed. Arkhê, 168 pages, octobre 2023.

L’égocène, ce n’est pas qu’un concept

« La tentation du miroir », « Un monde à moi », « Une vie sur-mesure », « L’ère de l’égocène », « vers une transition égologique ». L’égo est partout présent dans la titraille de l’introduction, des trois chapitres et de l’épilogue de cet essai. Parce qu’il est omniprésent dans nos vies.

Les gens – moi y compris – n’ont pas vraiment envie d’échanger, juste de nourrir leur ego, de se prouver qu’ils sont mieux que les autres. Ça rend les relations humaines assez pauvres.
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Pour le sociologue « l’accélération de l’individualisation des modes de vie comme valeur en soi apparaît aujourd’hui comme une des plus importantes tendances occidentales ». L’essai regorge d’illustrations saisissantes de notre penchant « narcissico-consumériste ». De plus en plus de consommateurs préfèrent les interactions avec un robot à celles des humains. Cette quête du miroir est du pain béni pour les marques qui affinent le ciblage hyperpersonnalisé et incessant via les algorithmes.

Les deux facteurs qui influencent le plus notre rapport au matérialisme sont la prudence relationnelle et la xénophobie : moins on est confiants et ouverts sur autrui, plus notre taux de matérialisme est important. L’inverse est aussi vrai. D’ailleurs, au jourd’hui, l’autre ne semble plus vraiment nécessaire à notre épanouissement.
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Les réseaux sociaux participent de cette exacerbation de l’égo. Saviez-vous que le hashtag #godcomplex -  qui « consiste à se prendre pour un être exceptionnel et en parler en ligne » - cumule des millions de vues sur TikTok ?

L’inverse, le Goblin mode - qui consiste à mettre en scène son mal-être psychologique dans notre monde insécure - connaît aussi un franc succès sur les réseaux.

Quant à notre corps, quel meilleur étendard pour promouvoir notre égo ? Le tatouage, la chirurgie esthétique, le fitness et la musculation sont les outils de notre customisation identitaire. En 2021, le hashtag #plasticsurgery atteignait 3,8 milliards de vues sur TikTok. Saisissant.

Altérité, chronique d’une mort annoncée

Aujourd’hui, partager un repas en famille ou entre amis relève presque de la gageure quand on considère l’ultrapersonnalisation de nos régimes alimentaires : sans gluten, sans lactose, flexitarisme, véganisme, crudivorisme… Le sociologue note la fin des « ‘’small talks’’, ces échanges sur la pluie et le beau temps (aux caisses des supermarchés, dans le train ou dans les salles d’attente) entre individus qui ne se connaissent pas ». Vous aviez remarqué vous aussi ? Peut-être à regret.

Les experts parlent d’une « récession de l’amitié ».

Un scénariste quadragénaire ose avouer :

J’aime mon prochain, mais comme l’être humain est globalement con, j’évite de l’approcher.
Page 95

Ça, c’est dit.

Le Baromètre de la fraternité Ipsos de 2021 révèle que pour 85 % des Français, notre société se dirige vers « plus d’indifférence à l’égard des autres en général ». Un Français sur cinq n’aurait presque aucune relation sociale, amicale ou familiale.

Même la sexualité est gagnée par l’égocène. Elle se transforme en "fictosexualité", illustré par ce propos : « je sors avec un chatbot et c’est la meilleure chose qui me soit arrivée » (page 95). Dans cette crise du commun, la famille constitue une valeur refuge, les enfants sont élevés comme des « mini-moi » et les animaux de compagnie deviennent de nouveaux objets transitionnels. Société du sur-mesure, du sans contact, bientôt sans empathie. « L’ultra-moderne solitude » que chantait Souchon.

Booster son ego sur les réseaux pros

L’univers professionnel constitue un terrain fertile pour "performer son moi". Personal branding, storytelling, la pression de la réinvention de soi est permanente sur le réseau professionnel LinkedIn. Les coachs pullulent qui en appellent à changer de vie. Il faut le dire, la clientèle est là. Vincent Cocquebert cite à propos un titre du Monde : « si à 40 ans t’as pas fait ta reconversion, t’as raté ta vie ! ». Le sociologue pointe ce « mantra du changement permanent qui flirte avec le fantasme d’auto-engendrement ». A nous d’en prendre la mesure.

Manager à l’ère de l’hyper individualisme

Pour les managers, pas simple dans ce contexte d’atomisation et « d’hubris temporelle avec demain pour seul horizon », d’embarquer les équipes autour d’un projet commun, dans le temps long. Les relations avec les collègues sont de moins en moins déterminantes. Le Covid a contribué à ce repli sur soi. Les DRH rivalisent de méthodes pour personnaliser les carrières. Il n’empêche pas le phénomène du quiet quitting, qui inquiète les entreprises.

Quand des juniors Bac + 5, boostés toute leur enfance par une charge narcissique, réalisent que les entreprises ne les attendent pas, ils tombent de haut.

Il y a une quarantaine d’années, les soucis de la plupart des enfants et des adolescents portaient sur des problèmes de dévalorisation, de manque de confiance en soi. Ces vingt dernières années, deux consultations sur trois, pour les adultes comme pour les enfants, concernent des pathologies d’intolérance aux frustrations », témoigne le psychologue Didier Pleux.
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En parallèle, l’IA générative fait son travail. En 2022, Accenture a licencié 60 personnes sélectionnées arbitrairement par un algorithme. Serions-nous si « uniques au monde » ? La même année, une société de jeux vidéo basée à Hong Kong a nommé une IA comme PDG. On est loin d’avoir tout vu.

Retrouver la « faim de l’autre »

Cumulés, les exemples cités dans le livre donneraient presque la nausée. « L’enfer, c’est le nôtre », résume Vincent Cocquebert dans une formule qui, encore une fois, sonne bien. Et de démasquer cette « illusoire tour d’ivoire de nos nano-mondes personnalisés ».

Comment sortir de cette ère mortifère de l’égocène qui « n’est plus réservée à l’Occident mais s’appliquerait désormais à l’échelle mondiale » ? Le sociologue nous donne une clé. Retrouver le goût de l’autre et « la faim de l’autre ». A titre individuel et collectif. Cela commence par une « écoute attentive et active. En somme, tout ce vers quoi nous détourne la société du sur-mesure ». N’en déplaise au marketing qui fleurit sur le vide existentiel. A nous de savoir ce que nous voulons.

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Raïssa Charmois
Raïssa Charmois

Mes multiples activités me donnent accès au monde des entreprises et à ses cadres. J'observe, j'interroge, j'analyse et j'ai proposé à Cadremploi de publier le fruit de certaines de mes enquêtes.

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