Jean Pralong : « Pour certains jeunes, le recrutement relève de la pensée magique »

Sylvia Di Pasquale

INTERVIEW – Le digital engendre des comportements inattendus, même chez les jeunes les plus diplômés. Une récente étude* révèle que 30% d’entre eux décrochent moins facilement un emploi à cause de croyances pour le moins surprenantes. Pour eux, on n’est pas choisi par un recruteur mais “trouvé” par des algorithmes. Partant de cette croyance, ils laissent faire le hasard, donc trouvent moins vite que les autres. Eclairage de Jean Pralong, le chercheur de l’EM Normandie qui a co-dirigé ce travail de recherche.

Jean Pralong dirige la chaire Compétences, Employabilité et Décision RH de l'EM Normandie.

Jean Pralong : « Pour certains jeunes, le recrutement relève de la pensée magique »
Jean Pralong dirige la chaire Compétences, Employabilité et Décision RH de l'EM Normandie.

Une étude sur les comportements des jeunes chercheurs d’emploi face au digital

CADREMPLOI – Vous avez mené une recherche* sur l’insertion des “digital natives” 18 mois après leur diplôme. Quelle question vous posiez-vous au départ ?

Jean Pralong : Nous nous sommes demandés si ceux qu’on appelle les “digital natives” sont à l’aise avec les plateformes de recrutement digitalisées, à savoir les CVthèques, les réseaux sociaux, les applications de cooptation. Est-ce qu’ils réussissent à en tirer partie dans le but de trouver l’emploi qui leur correspond. Et pour être rigoureux, nous avons étudié des jeunes détenteurs d’un Master qui devraient être à l’aise avec le digital – sans être pour autant ingénieur en informatique –  ni avoir un diplôme réputé difficile pour l’insertion. Nous avons suivi 287 jeunes et ce qu’a très vite repéré ma collègue Marie Peretti-N'Diaye, qui est docteure en sociologie et a le don de faire parler les gens**, lors des entretiens individuels nous a surpris.

Les résultats marquants

Qu’avez-vous entendu ?

Certains jeunes croient que le marché du travail est irrationnel, qu’il est agi par la chance ou le hasard. Ils n’en sont pas conscients mais ont développé une sorte de “pensée magique” au sujet de ces outils qu’ils voient comme des “boîtes noires”. Ils mettent rarement à jour leur CV, ne postent pas d'informations sur les réseaux sociaux et sont globalement passifs vis-à-vis des recruteurs. Le problème, c’est qu’ils représentent environ 30% des jeunes interrogés et ce sont ceux qui s'insèrent le moins bien après leur diplôme. Les autres – qui représentent 44 % de jeunes interrogés – sont capables de déployer des techniques de recherche d’emploi efficaces et s’insèrent mieux car ils pensent et agissent rationnellement. Ils fréquentent des sites différents, publient régulièrement sur les réseaux sociaux et n’hésitent à mettre leur CV à jour dans les bases de CV. L’utilisation pertinente de ces plateformes qui collectent leurs informations leur permet d’accéder plus facilement à l’emploi.

Pour le candidat, on n’est plus choisi par un recruteur, on est trouvé par un algorithme.

Cette « pensée magique » pour le moins étonnante chez des digital natives, comment l’expliquez-vous  ?

Contrairement à ce qu’on pense, cette génération n’est pas homogène. Il semble qu’avec la digitalisation du recrutement, certains jeunes ont été habitués à « être trouvés » par un algorithme plutôt qu’à être choisi grâce à une démarche active. Pour eux, être recruté relève de la chance ou du hasard. Ce registre de la « pensée magique », l’anthropologue Margareth Mead notamment l’a rencontré chez certaines peuplades en Océanie, lors de ses explorations au début du XXe siècle. Certains domaines de la réalité ne peuvent être compris par la pensée logique. Ils relèvent du « mana », à la fois de la magie et du sort. On le retrouve chez ces jeunes chercheurs d’emploi qui estiment qu’ils ont eu de la « chance » d’être contactés plutôt que d’associer ce contact à une suite logique d’actions.

 

La digitalisation aurait donc amené de l’attentisme ?

Quand on pense « se faire trouver » plutôt que « se faire choisir », on a tendance à adopter des postures passives... Ces jeunes attendent que ça vienne.

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Les solutions

 

Est-ce que les plateformes en question peuvent agir pour décourager cette « pensée magique » ?

Oui sans doute. Ces intermédiaires du marché du travail ont un rôle de formateur à jouer auprès des candidats passifs vis-à-vis des outils digitaux. Ils peuvent notamment mettre systématiquement en place des formations à l’utilisation des plateformes et des initiations au fonctionnement des algorithmes.

 

Des recommandations aux candidats ?

Quand on rédige son CV ou son profil, il faut penser à insérer des mots clés afin d’être repérés. Il est aussi recommandé de chercher à comprendre  le fonctionnement des algorithmes : surveiller les profils des camarades de promo, tester plusieurs profils et mesurer leurs performances (nombre de vues, nombre de contacts, etc.) et ajuster en fonction des résultats. Quand on est appelé, demander à son interlocuteur pourquoi il nous a contacté, poster régulièrement sur les réseaux, etc. Bref ne pas rester en position d’attente et agir quotidiennement en restant actif.

* L’étude intitulée “Du mauvais côté de l'algorithme : pourquoi les digital natives ne sont pas tous égaux face aux plateformes de recrutement a été publiée par la chaire Compétences, Employabilité et Décision RH de l'EM Normandie le 13 juin dernier. Il résulte d’un travail de recherche dirigé par Jean Pralong, titulaire de la chaire et professeur en RH digitales et gestion de carrières et Marie Peretti-N'Diaye, docteure en sociologie. Une étude quanti et quali, réalisée auprès de 287 jeunes, détenteurs de diplômes de Master, pendant les dix-huit mois qui ont suivi l’obtention de leur diplôme.

** La chaire « Compétences, employabilité et décision RH » de l'EM Normandie étudie scientifiquement les transformations contemporaines du monde de l’emploi.

Sylvia Di Pasquale
Sylvia Di Pasquale

Je suis rédactrice en chef de Cadremploi depuis 2006, en charge de la rubrique actualités du site. Je couvre des sujets sur la mutation des métiers, l'évolution des rapports recruteurs/recrutés, les nouvelles pratiques managériales ou les avancées de la parité. A la fois sous forme de textes, d'émissions video, de podcasts ou d'animation de débats IRL.

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