- Le constat : plusieurs études concordantes et alarmantes
- Des demandes de diagnostic en hausse
- L’impact des crises sanitaires et écologiques sur la santé mentale des encadrants
- L’augmentation du temps passé au travail dégrade la santé mentale
- Les managers surchargés n’ont pas le temps d’encadrer
- Le manager déboussolé par le flex office
- Le manager en porte à faux sur les questions d’équité salariale
- Les process tuent le plaisir au travail
- Des pistes de solutions
Ils témoignent
- Gurvan Collin, directeur du pôle conseils pour GPA Initiatives
- Aude Caria, directrice de Psycom
- Sophie Binet, secrétaire générale de l'Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens (Ugict-CGT)
- Laurent Tertrais, secrétaire national de la CFDT Cadres
- Lydia Martin, psychologue du travail chez Alan Mind
- Jean Pralong, professeur en gestion des ressources humaines à l'EM Normandie
Le constat : plusieurs études concordantes et alarmantes
Plusieurs études, aussi alarmantes les unes que les autres, ont pointé récemment des problèmes de santé mentale chez les salariés et en particulier chez les cadres et managers :
- En septembre 2022, un quart des cadres estimaient leur santé mentale dégradée sur les deux dernières années, selon l’étude Apec « Comment vont les cadres ». Ils expriment avec un sentiment de surcharge (55 % d’entre eux), d’épuisement professionnel (54 %) ou de stress intense (54 %). 19 % ont, par ailleurs, déjà dû prendre un congé ou un arrêt maladie en raison justement d'un sentiment d'épuisement professionnel.
- Dans son rapport mondial sur les attentes des salariés (cadres et non cadres) publié le 29 septembre dernier, Adecco confirme qu’un quart des salariés dans le monde estiment leur santé mentale détériorée au cours de l’année écoulée. 36 % des salariés (toutes catégories confondus) disent avoir fait un burn-out au cours des 12 derniers mois et 49 % d’entre eux craignent d’en faire un au cours de l’année à venir.
- L’anxiété gagne du terrain dans les entreprises, constate aussi l’assureur Alan dans son étude sur le bien-être mental menée avec Harris Interactive auprès de salariés du privé, publiée début octobre 2022. Par rapport à février 2022, les salariés sont plus nombreux à éprouver du stress (59 %, +4 pts), de l’inquiétude (52 %, +3 pts), des angoisses (47 %, +6 pt), une tristesse inhabituelle ou prolongée, un état dépressif (40 %, +3 pts) .
Des demandes de diagnostic en hausse
« Les cadres se sentent déboussolés et leurs employeurs nous missionnent de plus en plus, confirme, nullement étonné, Gurvan Collin, directeur du pôle conseils pour GPA Initiatives (gestion et prévention de l’absentéisme). Les demandes d’enquêtes en matière de risques psychosociaux ont quadruplé entre 2021 et 2022 et celles sur la qualité de la vie au travail ont doublé sur la même période ». De même, leur test d’autoévaluation sur l’épuisement professionnel a été trois fois plus demandé entre 2020 et 2022.
« On assiste effectivement à une augmentation des burn-out sévères liés au travail, opine Aude Caria, directrice de Psycom, l’organisme national d’information sur la santé mentale. Mais ce n’est pas un problème nouveau. On les mesure depuis des années dans les enquêtes sur la qualité de vie au travail ou les risques psycho-sociaux. La crise sanitaire nous a fait collectivement prendre conscience que nous avions tous une santé mentale qui est tout aussi importante que la santé physique.
L’impact des crises sanitaires et écologiques sur la santé mentale des encadrants
Il semble que la crise sanitaire couplée aux enjeux climatiques ne soit pas neutre sur la santé psychologique des salariés en général.
Aude Caria (Psycom) estime que ces phénomènes « ont remis en cause notre modèle de productivité. Certitudes et valeurs éclatent avec pour effet de jouer sur la santé mentale des salariés, ceux qui ne trouvent pas leur place dans ce monde du travail, ceux qui se posent la question du sens de leur emploi, ou ceux qui estime que leur job nuit à notre planète. Aujourd’hui, ne raisonner qu’avec le seul chiffre d’affaire à rentrer est une pensée à court terme. La souffrance psychique au travail n’est pas à négliger. Cela coûte cher et les entreprises ont tout intérêt à prendre en compte la santé mentale des salariés ».
L’augmentation du temps passé au travail dégrade la santé mentale
Cette dégradation de la santé mentale des cadres n’est pas un phénomène nouveau. « C’est un long processus que l’épisode du Covid a accéléré », résume Sophie Binet, secrétaire générale de l'Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens (Ugict-CGT) revendiquant 80 000 adhérents. Pour ce syndicat, la première cause d’une santé mentale des cadres dégradés est l’augmentation du temps de travail.
« Selon nos études, 58 % des salariés interrogés précisent que leur charge de travail a augmenté et 42 % des cadres travaillent plus de 45 heures par semaine, c’est 5 % de plus qu’en 2021. 20 % des cadres annoncent même un temps de travail de plus de 49 heures. C’est énorme. Ça signifie qu’ils empiètent sur le week-end et leurs jours de congé. Cela se dégrade d’année en année. On tire sur la corde ».
L’étude menée par l’Apec en août 2022 souligne la préoccupation chez 66% des cadres (+ 19 points versus août 2021) de mieux préserver l'équilibre entre leur vie professionnelle et leur vie personnelle. Et 26% d’entre eux, souhaitent diminuer leur temps consacré au travail.
Les managers surchargés n’ont pas le temps d’encadrer
Trop chargés, les encadrants ? « Les managers se plaignent de ne plus avoir le temps de manager… , atteste Laurent Tertrais, secrétaire national de la CFDT Cadres. C’est tellement vrai que notre service d’aide à l’adhérent propose une formation de 3 jours pour analyser sa charge de travail et son incidence sur les équipes. Car il faut le rappeler : quand le cadre va mal, les équipes souffrent aussi. A court terme, cette politique peut être rentable. On préfère alors répondre à l’appel d’offre que d’épauler ses équipes. Mais sur le moyen à long terme, cela génère des coûts importants : absentéisme, démission. Un arrêt maladie sur 5 est lié au stress ».
« Le Covid a eu bon dos, ajoute Lydia Martin, psychologue du travail chez Alan Mind, en charge de l’offre de prévention et de santé au travail chez ce spécialiste de la complémentaire santé à destination des employeurs. Il a surtout servi de révélateur et a exacerbé des manques. Les cadres ne sont pas tous formés pour épauler des équipes ayant besoin de perspectives ou d’écoute. Je me rappelle d’un manager qui m’a confié le dilemme dans lequel il était enfermé : « la prévention repose sur mes épaules. Avec ma charge de travail, je ne vois pas comment accompagner mes subordonnés ». Tant que cette organisation ne se réformera pas, les conditions de travail vont se dégrader et dégrader la santé mentale des cadres ».
Le manager déboussolé par le flex office
Depuis quelques années, la majorité des managers a renoncé au bureau fermé et travaille en open space. Désormais, avec la vague du flex office, ils doivent aussi renoncer au bureau attitré…
Selon Sophie Binet de l’Ugict-CGT, le flex office est au premier rang des accusés. « Il constitue une organisation pathogène où le salarié est dépossédé de son lieu de travail et le manager éloigné de son équipe. » Elle estime que le délitement du lien social qui en résulte a des conséquences délétères sur la santé mentale. « On fait au cadre ce qui a été fait il y a un siècle aux ouvriers, en les rendant interchangeables par la standardisation. On les disqualifie. »
Le manager en porte à faux sur les questions d’équité salariale
L’embellie des recrutements de cadres provoque des pénuries de candidats. Les managers sont déboussolés et déstabilisés devant des candidats en position de force. Ces derniers exigent des conditions jugées par les anciens comme incongrues : télétravail, hausse de salaire, flexibilité des horaires, primes… La question de l’équité salariale entre ceux qui sont déjà dans l’équipe et ceux qui arrivent créent de véritables casse-tête chez les encadrants. Comment rester juste avec les talents en poste, sans faire flamber la masse salariale plus que de raison, tout en réussissant à attirer les talents manquants ?
Les process tuent le plaisir au travail
« Depuis quelques années, on assiste à une amplification de la « processisation » du travail des cadres, estime Jean Pralong, professeur en gestion des ressources humaines à l'EM Normandie dont la thèse porte sur la carrières des cadres français. Cela a été mis en place pour assurer une qualité du travail (norme iso, process qualité, digitalisation des fonctions). Mais en même temps, cela confronte les cadres à des applications leur expliquant quoi faire. Une forme de dépossession de leur travail est en marche. L’idéal qu’a le cadre de son travail bien fait rentre alors en opposition avec les démarches qualité. Un exemple ? J’ai vu dans une entreprise que des processus de recrutement très digitalisés ont été imposés contre l’avis des recruteurs eux-mêmes. Eux savent qu’une embauche prend du temps, que cela nécessite un budget, que ce n’est pas linéaire mais avec des accélérations, des ralentissements. Le soir, à la maison, ils reviennent chez eux en se demandant si les choses ont été faites comme il faudrait le faire ou comme la machine le leur a indiqués… Cela a un fort impact sur la valorisation de soi… Même chose pour le télétravail qui est le plus grand ennemi de la créativité et le meilleur ami des process. Cela rassure le manager mais contraint ses cadres ».
Des pistes de solutions
Le chantier est gigantesque et il faudra le mener petit à petit. Car les causes structurelles sont profondes.
La question de favoriser le dialogue social tout en formant les cadres et leurs équipes aux risques psycho-sociaux est de celle qu’il faudra mener en premier.
Les syndicats préconisent aussi de diminuer le nombre d’heures de travail réellement effectués par les cadres. Il faut ainsi rappeler que l’Ugict CGT prône un temps de travail de 32 h réparti sur 4 jours par semaine…
Pour aller plus loin
- L’organisme Psycom propose de nombreux textes sur la santé mentale des cadres (et des autres). Voici quelques textes intéressants : davantage d’arrêts de travail chez les jeunes, la santé mentale et le travail, les lignes d’écoute de Psycom recensant les dispositifs de soutien psychologique (téléphone, tchat, internet), ce qu'on peut faire pour sa santé mentale…
- Laurent Tertrais, secrétaire national CFDT Cadres, recommande, lui, de lire « Le travail pressé », de Corinne Gaudart et Serge Volkoff, sorti en septembre 2022 (18 euros).
Je suis journaliste spĂ©cialisĂ© dans les questions de formation et dâemploi. Lâun ne doit pas aller sans lâautre et la comprĂ©hension des deux permet de sâorienter au mieux. Je rĂ©dige aussi, tous les deux ans, le Guide des professionnels du recrutement. Je suis aussi passionnĂ© dâhistoire et amoureux des routes de la soie.