Stéphane Brizé, réalisateur d'Un autre monde : « Certains cadres ne sont plus capables d'accepter l'inacceptable »

Sylvia Di Pasquale

EMISSION JOB DILEMME #1 - Dans “Un autre monde“, Vincent Lindon incarne un cadre d'entreprise au moment où ses choix professionnels font basculer sa vie et celle de sa famille. Le réalisateur Stéphane Brizé et Laurent Choain, lui-même dirigeant, se sont retrouvés sur le plateau de Cadremploi pour débattre des dilemmes de ce personnage, malmené par un système dont il prend peu à peu conscience. Le film vient compléter ce qui constitue désormais une trilogie après "La loi du marché" et "En guerre" dans lesquels Vincent Lindon donnait déjà magistralement vie à ses personnages. Sandrine Kiberlain, Marie Drucker (dans son premier rôle au cinéma) ainsi que le jeune Anthony Bajon l'accompagnent dans "Un autre monde". Le film sort en salle le 16 février prochain. A voir entre collègues ou en famille, dans les deux cas, préparez-vous au débat.

Stéphane Brizé, réalisateur d'UN AUTRE MONDE (en haut à droite) et Laurent Choain, dirigeant (en bas à gauche) sur le plateau de JOB DILEMME, une émission de Cadremploi animée par Sylvia Di Pasquale.

Un cadre dirigeant fragilisé

Cadremploi : Dans Un autre monde, comme précédemment dans En Guerre (2018) et La loi du marché (2015), Vincent Lindon tient le rôle principal. Cette fois-ci, il n’incarne plus un syndicaliste ni un chômeur, il est cadre dirigeant. Pourquoi ce choix ?

Stéphane Brizé : Après ces deux films qui regardaient les plus fragiles d’entre nous – ceux qui subissent les décisions économiques parfois brutales des entreprises – j’ai trouvé très intéressant de retourner la caméra vers ceux qui portent ces injonctions, en posant la question : est-ce que tous ces cadres sont si à l’aise que cela avec leur mission ? Le personnage de Vincent Lindon dans Un autre monde n’est pas moins fragile que dans En Guerre ou La loi du marché. Il est à un moment de sa vie personnelle – sa femme demande le divorce – et professionnelle de très grande fragilité. Il porte des questionnements éthiques profonds. Au début du film, il ne sait pas encore qu’il ne croit plus au discours qu’il porte. Il doit mener un plan social dans l’entreprise qu’il dirige mais cette injonction fait de moins en moins sens pour lui.

Stéphane Brizé a réalisé neuf longs métrages et signé le scénario de la plupart d'entre eux. Nommé deux fois au César du meilleur réalisateur, il a reçu le César de la meilleure adaptation pour Mademoiselle Chambon en 2010, entre autres nombreuses récompenses. Parmi ses films, trois se déroulent en entreprise et mettent à jour les mécanismes parfois délétères de notre rapport au travail. Vincent Lindon y joue un chômeur (La loi du marché, 2015), un syndicaliste (En guerre, 2018) et un cadre dirigeant (Un autre monde, 2022). "Chaque film s'est construit sur le précédent," explique Stéphane Brizé. Trois œuvres qui évoquent les conséquences des destructions d'emploi sur des vies humaines, "aussi bien du point de vue de celui qui tape que de celui sur qui on tape." Avec ce troisième volet, on sort de "la dialectique réductrice des méchants cadres contre les gentils ouvriers pour faire apparaître un problème systémique qui dépasse de loin les places de chacun."

Laurent Choain : « Ce personnage est en voie de fragilisation. Les films de Stéphane Brizé illustrent l’idée de Pierre Bourdieu qui distingue « condition » et « position » dans la société : on est tous plus ou moins vulnérable selon notre position dans la société. Je lis aussi toute l’œuvre de Stéphane Brizé à travers celle de Camus. L’Homme est face à l’absurdité d’un système qui n’appelle que deux révoltes possibles : soit le suicide social comme Thierry dans La loi du marché. Ou alors on se reconstruit différemment en passant par la résilience, qui consiste à apprendre des difficultés que l’on a vécues.

Laurent Choain est dirigeant, coach de dirigeants et DRH (successivement dans l’hôtellerie de luxe, les banques et aujourd’hui chez Mazars). Son regard nous intéresse car il a "vécu en vrai" ce que Stéphane Brizé a filmé (négos de plans sociaux, licenciements individuels,...). Il a lui-même démissionné d'un poste de dirigeant d'une grande banque pour sortir d'un conflit de loyauté. Il est régulièrement appelé par des dirigeants, notamment pour du coaching en situation de crise. Lire le portrait H du DRH ici.

Un cadre face à un système implacable

Pourquoi le personnage de Vincent Lindon, pourtant rompu à l’exercice qu’on lui demande de faire – à savoir alléger les effectifs de 58 personnes – craque-t-il ?

SB : Les choses se font peu à peu. Il a repris les manettes d’un site industriel il y a sept ou huit ans. Petit à petit, l’actionnaire a demandé de faire à huit ce qu’ils faisaient à dix. Des solutions ont été trouvées avec les cadres et les ouvriers.  Ensuite, il a fallu faire le même travail à sept. On continue de trouver des solutions même si l’on tire sur les organismes, des ouvriers comme des cadres, au nom de la profitabilité de l’entreprise – que l’on appelle poliment la compétitivité. Arrive le moment où l’on demande de réduire à cinq sauf que c’est le point de rupture. Néanmoins, comme le personnage de Vincent Lindon a toujours fait ce travail, il est persuadé que l’impossibilité d’apporter une réponse, vient de lui. Alors que c’est l’injonction elle-même qui ne va pas.

Etre bien payé ne suffit pas à faire le « sale boulot » ?

LC : Ce n’est pas qu’une question de prix, c’est une question de coût. Philippe Lemesle – le personnage joué par Vincent Lindon – a déjà payé cher son engagement dans cette entreprise. Il est en pleine procédure de divorce avec sa femme qui le quitte à cause de ces excès au travail. Renoncer maintenant, c’est reconnaître que les reproches qu’on lui fait dans sa vie personnelle sont fondés et c’est un coût beaucoup trop élevé. S’il n’y avait que le salaire, il suffirait d’avoir une morale à trois balles pour y renoncer, or la vie est plus complexe.

SB : L’idée de faire Un autre monde est née pendant En guerre, et notamment les scènes de confrontation entre les syndicats, les politiques et les cadres de l’entreprise, où ces derniers portent de manière péremptoire la nécessité de fermer l’entreprise. J’ai rencontré des dizaines de cadres bien payés pour préparer ces scènes.  Certains me disaient « Notre job n’est pas toujours si simple. On porte aussi des décisions avec lesquelles on n’est pas toujours d’accord. » J’ai essayé de comprendre qui ils étaient quand ils rentraient chez eux.

Pourquoi le personnage de la directrice France, joué par Marie Drucker, ne flanche pas ?

SB : Elle n’est pas là par hasard. Elle a d’abord les compétences intellectuelles pour être à ce poste. Dans son histoire personnelle, qu’est-ce qui la contraint peut-être à faire quelque chose qu’elle n’a pas envie de faire ? Ou au contraire quel est son besoin de reconnaissance ? Je pourrais faire un film entier sur elle.

LC : Elle est prudente. Elle n’est pas qu’un petit soldat d’entreprise, elle a une stratégie de carrière forte.

 

Laurent Choain (à gauche) et Stéphane Brizé sur la plateau de JOB DILEMME, l'émission de Cadremploi animée par Sylvia Di Pasquale. Photos Dario Holtz ©Cadremploi

Se méfier du mot « courage » dans le cadre de l'entreprise

Votre film montre des mécanismes de compromission à l’œuvre dans les situations de crise en entreprise. Comment vous êtes-vous inspiré ?

SB : L’entreprise doit faire de l’argent, les règles du Monopoly sont à l’œuvre et il n’y a rien d’illégal dans tout ça. J’ai dû rencontrer 25 cadres pour ce film avec qui j'ai parlé environ 3 heures, ça nourrit le scénario. C’est l'ancien DRH Didier Bille, qui m’a donné l’idée de la scène du consultant venu de Paris. Il force le dirigeant qui lui explique qu’il ne peut plus réduire les effectifs, à trouver une solution en posant la question « Demain matin, il y a une personne de l’atelier 1 qui passe sous un train. Il faudrait que ce ne soit surtout pas laquelle pour que l’atelier fonctionne encore très bien. »

LC : Il s'agit d'un raisonnement très anglo-saxon. Au début de la crise Covid, nous DRH avons eu des injonctions sur un mode anxiogène qui disaient "Prenez des mesures courageuses". J'estime que c'est un mot dont il faut se méfier en entreprise. Mazars est présent dans 92 pays et seul les Etats-Unis ont mis en œuvre un plan de réduction des effectifs pour ceux qui étaient désignés par le terme "redundant" (que l'on traduit par "être en doublon" ). Dans les autres pays, on a trouvé d'autres façons de faire. Au passage, je tiens à rappeler qu'aucun DRH ne s'est retrouvé dans le témoignage de Didier Bille à l'époque où il a sorti son livre où il témoignait sur le mode "Moi j'étais un pur salaud et c'est comme ça".

Une porosité vie pro-vie privée délétère

La souffrance du personnage de Vincent Lindon a des conséquences jusque dans sa vie privée. Comment expliquer qu'il reste malgré tout à son poste ?

SB : Le film démontre l'extrême porosité entre l'espace professionnel et personnel d'un cadre. Mais ça se fait petit à petit, au fil des années... L'un des cadres affirme que "le courage est de faire quelque chose qu'on n'a pas envie de faire". Le personnage de la femme de Vincent Lindon, joué par Sandrine Kiberlain, donne une autre réponse possible au mot "courage". En se séparant de cet homme qu'elle aime, - car elle l'aime toujours -, elle révèle que le projet de vie qu'ils avaient ensemble n'a plus de sens. Elle a 50 ans, l'incertitude de l'avenir lui fait peur mais elle refuse d'être entrainée avec son mari dans cet abîme. Son attitude déclenche ce que les psychanalystes appellent "le surgissement du réel" dans la vie de ce cadre. C'est le déclic qu'il lui fallait pour sortir de son inaction, cette forme de tétanie face à un impossible. Le personnage que joue Vincent Lindon est persuadé que c'est lui le problème et pas ce qu'on lui demande de faire. La procédure de divorce avec sa femme et la maladie soudaine de son fils font partie de ces événements sui lui permettent de prendre conscience du problème.

Déclencher un #MeToo chez les cadres ?

Finalement, n'espérez-vous pas déclencher un "Metoo chez les cadres, une libération de leur parole ?

SB : Ce serait génial. Quand on fait ce genre de film, on espère que le plus de gens possibles s'emparent du film. Moi j'entends l'extrême difficulté des cadres de porter ces questionnements trop lourds.

Mais attention, je ne suis pas un procureur de l'entreprise. Dans mes films, je tente de mettre en lumière un angle mort de cette société, le sort de certains cadres. Ils sont fondamentalement structurés depuis leurs études autour des valeurs de compétition et de force. Quand on se revendique comme un élément puissant, il est très compliqué d'avouer une fragilité, un questionnement. Car dans l'entreprise, c'est perçu comme une faiblesse, un pied déjà dehors.
Stéphane Brizé, réalisateur UN AUTRE MONDE

Ce que j'observe, c'est, certes la libération de la parole mais surtout l'émotion des gens qui ont vu mon film. C'est le but de mes films. Ce qui m'importe, c'est de fabriquer des histoires, nourries du réel, le plus précisément possible afin de créer des émotions avant tout. Ensuite, si les gens s'emparent des sujets pour en faire un #MeToo des cadres, je suis preneur...

Stéphane Brizé - Février 2022 - Photo de Dario Holtz ©Cadremploi
Sylvia Di Pasquale
Sylvia Di Pasquale

Je suis rédactrice en chef de Cadremploi depuis 2006, en charge de la rubrique actualités du site. Je couvre des sujets sur la mutation des métiers, l'évolution des rapports recruteurs/recrutés, les nouvelles pratiques managériales ou les avancées de la parité. A la fois sous forme de textes, d'émissions video, de podcasts ou d'animation de débats IRL.

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