Transformation digitale : où en sont vraiment les entreprises ?

Sylvia Di Pasquale

ENTRETIEN - Où en sont les entreprises de leur transformation digitale ? Cadremploi a interrogé deux experts de l'Institut Mines-Télécom Business School (IMT-BS) en contact permanent avec des managers venus se former dans leur école, mais aussi avec les DRH et les directions générales qui mènent ces révolutions. Selon Imed Boughzala, le directeur des formations initiales et Estelle Assaf, la directrice du développement et des relations entreprises, le niveau de maturité digitale des entreprises françaises n’est pas celui que l’on croit. Explications.

Regards croisés de deux experts de l'IMT-BS, Imed Boughzala et Estelle Assaf, sur les avancées de la transformation digitale dans les entreprises.

Transformation digitale : où en sont vraiment les entreprises ?
Regards croisés de deux experts de l'IMT-BS, Imed Boughzala et Estelle Assaf, sur les avancées de la transformation digitale dans les entreprises.

Ils témoignent

  • Imed Boughzala, professeur en systèmes d’information pour le management, directeur des formations initiales d’Institut Mines-Télécom Business School
  • Estelle Assaf, directrice du développement et des relations entreprises d’Institut Mines-Télécom Business School

Un niveau de maturité digitale qui n'est pas ce que l'on croit

Quel niveau de maturité digitale observez-vous chez les entreprises ?

Estelle Assaf

Estelle Assaf : Le récent sondage* mené pour Institut Mines-Télécom Business School par l’Ifop indique que 88 % des entreprises estiment leur niveau de digitalisation satisfaisant. En réalité, elles ont certes progressé dans l’utilisation d’outils digitaux mais elles n’ont qu’une vision très partielle de ce qu’est une véritable transformation digitale.

Imed Boughzala : La véritable révolution digitale est à venir. La pandémie a donné l’impression d’une accélération – parce qu’on a utilisé Teams, Zoom ou Docusign massivement. Mais la révolution digitale est bien plus holistique, bien plus large que l’informatisation des entreprises dans les années 90 et 2000 qui fait encore référence.

La transformation digitale serait donc une transformation globale de l’entreprise ?

Imed Boughzala

I. B. : En effet. Elle impacte trois fondamentaux des activités d’une entreprise : la relation utilisateurs/clients, l’excellence opérationnelle au niveau des processus et de l’organisation du travail et les modèles d’affaire.

En quoi les utilisateurs sont-ils concernés ?

I. B. : Ils sont même les premiers concernés. Pourtant, très peu d’entreprises prennent réellement en compte l’utilisateur –  à savoir ses clients et ses employés – lorsqu’elles conçoivent un produit ou un service. ça n’a l’air de rien mais c’est extrêmement complexe et peu d’entreprises ont déjà fait cette révolution. Pour vous donner un exemple concret de révolution pour l’utilisateur, je pense aux boarding pass de Delta Airlines qui ont été entièrement repensés pour le client :

Boarding pass de Delta Airlines AVANT (à gauche) et APRES (à droite) refonte en tenant compte de l'utilisateur

Comment la révolution digitale impacte-t-elle aussi l’excellence opérationnelle ?

I. B. : Elle a un effet sur les façons de concevoir les produits ou les services. Pour faire simple, l’entreprise avait jusqu’à présent le choix entre des méthodes américaines ou japonaises. Désormais, des méthodes plus rapides et plus agiles, inspirées des start-up, sont à sa disposition. Comme le test and learn, inclus dans le design thinking, qui permet de tester des idées de façon itérative jusqu’à trouver la solution qui résout le problème de l’utilisateur.

En quoi le modèle d’affaire peut-il être touché ?

I. B. : une véritable révolution digitale peut bousculer le business modèle de l’entreprise, à savoir la façon dont elle adresse ses différents segments de clientèle. Le modèle “data driven” la contraint à prendre toutes ses décisions à partir des données récoltées. Dans le modèle de désintermédiation (ou uberisation), l’entreprise est une plateforme de mise en relation libre entre clients et fournisseurs où elle joue le rôle de tiers de confiance.

Y-a-t-il beaucoup d’entreprises qui cochent ces trois cases ?

Mises à part les entreprises digital native, aucune organisation n’a réussi à faire une révolution digitale complète sur ces trois volets.

Le Covid a-t-il freiné ou accéléré ces révolutions ?

I. B. : Ni freiné, ni accéléré. En revanche, le Covid a révélé des défauts dans les organisations et des opportunités pouvant être exploitées grâce au digital.

E. A. : Pendant la crise sanitaire, les entreprises ont été pragmatiques et court-termistes. Elles ont utilisé les technologies existantes mais provisoires. Il n’y a pas eu de transformation à la fois des cultures, des process et des façons de remettre les utilisateurs au centre des processus.

Les technologies phares de la transformation digitale

Y-a-t-il des technologies support de cette transformation digitale ?

I. B. : Quatre technologies jalonnent cette transformation digitale en effet. Ces “SMAC” (pour Social, Mobile, Analytics et Cloud) ont été conçues depuis longtemps mais ont percé dans les vingt dernières années.

Qu'est-ce que les SMAC (Social, Mobile, Analytics, Cloud) ?
Modélisation des SMAC par Imed Boughzala

Dès 2003, les réseaux sociaux ont transformé les relations entre humains et avec les marques. L’internaute est devenu producteur de contenus et ça a tout changé. Ensuite, en 2011, l’ouverture de l’internet mobile a connecté 4 milliards de personnes via les smartphones et a repoussé les contraintes de localisation. Puis, en 2015, les analytics ont permis de rendre tangible des milliards de données. Enfin, le cloud a augmenté notre capacité de traitement et de stockage des données.

Et quid de la blockchain et de l’intelligence artificielle ?

I. B. : Elles font partie des techno « post-digitales ». Cette nouvelle génération n’en est qu’à ses débuts mais percute déjà les “SMAC”, les quatre briques fondatrices que je viens d’évoquer. On les appelle les “DARQ” : cet acronyme anglais désigne les registres Distribués comme la blockchain (D) et l’intelligence Artificielle (A) mais aussi la Réalité étendue comme la réalité virtuelle et augmentée (R) et l’informatique quantique (Q).

Qu'est-ce que les DARQ (blockchain, intelligence artificielle, réalité virtuelle et informatique quantique)
Modélisation des DARQ par Imed Boughzala

Certains secteurs ont-ils déjà adopté la blockchain ?

I. B. : A part l’industrie agroalimentaire, les autres secteurs ne s’en sont pas encore emparé massivement. Même Facebook (alias Méta), tout puissant qu’il soit, n’a pas réussi à imposer sa cryptomonnaie Libra.

A contrario, l’intelligence artificielle est déjà une réalité dans de nombreuses entreprises…

I. B. : C’est vrai mais on n’a encore rien vu. On est loin d’avoir réussi à reproduire les capacités du cerveau humain mais plus encore, de créer des réseaux neuronaux dépassant les facultés humaines.

Le quantique relève-t-il de la science-fiction dans les entreprises ?

E. A. : Il en est au stade de la recherche. Les capacités de calculs démultipliées de l’informatique quantique permettront d’accéder à du brassage de données beaucoup plus rapide et plus large.

I. B. : de nombreux chercheurs travaillent d’ailleurs sur le “quantum machine learning”. Ils utilisent les capacités mathématiques du quantique pour l’appliquer au deep learning. Pour simplifier, l’algorithmique quantique permettra de faire à très grande échelle ce que l’on savait faire à petite échelle.

A quel stade en est la réalité virtuelle ?

I. B. : je préfère parler de réalité “étendue” qui intègre la réalité virtuelle, augmentée et mixte. L’hologramme utilisé par Jean-Luc Mélenchon dans un de ses meetings par exemple n’en est qu’un aperçu. La grande promesse consiste à créer des mondes parallèles à la vie actuelle. Pour le moment, le  métavers de Mark Zuckerberg fait sourire par son indigence... On n’en est qu’aux débuts et il faut être réaliste : les réseaux nécessaires à sa bonne marche consomment une énergie déraisonnable à l’heure de la sobriété numérique.

Encore une fois, la révolution digitale, la vraie, la profonde, n’en est qu’à sa préhistoire et elle va percuter les questions de responsabilité écologiques.

Quel avenir pour la sobriété numérique ?

Comment tous ces progrès technologiques peuvent coexister avec la nécessaire sobriété énergétique dont notre planète aurait besoin ?

I. B. : effectivement, deux mondes parallèles coexistent : d’un côté, celui de la course technologique pour être en avance sur les autres ; de l’autre, celui du numérique responsable. Ces deux mondes peuvent se rejoindre et c’est notre défi à IMT-BS : nous formons des managers responsables spécialisés en numérique, capables de concilier le meilleur des deux mondes.

Définition : le « numérique responsable » est une démarche d’amélioration continue qui tente de réduire l’empreinte écologique et l’éventuel impact économique et social négatif des technologies de l’information et de la communication

E. A. : Concernant ce numérique responsable, je ferais un parallèle avec la période de l’après-guerre. Dans les années 50 à 70, des solutions pragmatiques cherchant à résoudre un problème de façon court-termiste, ont été adoptées. Le plastique par exemple a été l’une de ces innovations pratiques, simples à produire, pas cher, industrialisables, etc. Des qualités faramineuses, à usage unique ou pas, certains recyclables, d’autres pas, ont été produites, pour de bonnes raisons à l’époque. Aujourd’hui, on découvre les conséquences catastrophiques pour la planète, impossibles à imaginer avant. Nous revivons le même schéma avec le numérique. Des techno (les SMAC et les DARQ évoquées avant) ont été adoptées en toute bonne volonté, elles apportaient des solutions dans de multiples domaines, mais leur impact écologique et sociétal n’a pas été anticipés. On est en train de prendre conscience que toutes ces innovations posent question, voire problème.

Quel rôle pour les managers

Et aujourd’hui, les managers que vous formez peuvent-ils jouer un rôle en matière de sobriété numérique ?

E. A. : Nous en sommes convaincus. Ils sont en contact avec les ingénieurs qui conçoivent ces innovations mais aussi les clients, les directions, etc. Face aux nouveautés, c’est à eux d’interpeller, à eux d’alerter sur les impacts négatifs s’ils en voient. Et nous les formons à ce rôle devenu vital dans les entreprises. A ce titre, nous avons intégré très tôt des philosophes des sciences et des techniques dans notre corps professoral pour adapter les enseignements. Ils aident nos étudiants à réfléchir à ces sujets.

I. B. :  Les contradictions ne sont pas propres à notre époque. Je pense aux débats sur le nucléaire, les voyages en avion, etc. D’un côté, on veut arrêter mais de l’autre on réalise que les solutions alternatives ne fonctionnent pas. Bien sûr, nous sensibilisons nos étudiants. Ils savent qu’une photo envoyée via WhatsApp consomme l’équivalent d’une ampoule Led pendant 2 heures. Là, se pose la question de « l’utilité » des technologies que l’on conçoit et utilise à bon escient dans une démarche de développement d’intelligence digitale qu’IMT-BS tient à inculquer chez ses étudiants.

Oui, nos enseignants évoquent le côté dark side des technos. Car éveiller les consciences relève de notre responsabilité.
Estelle Assaf

E. A. : Biais des algorithmes, consommation énergétique des réseaux sociaux, problématiques des cryptomonnaies… Oui, nos enseignants évoquent le côté dark side des technos. Car éveiller les consciences relève de notre responsabilité. Ce n’est pas le cas partout ailleurs. Mais nos publics nous y encouragent. Les étudiants qui nous choisissent pour continuer leurs études supérieures ont déjà une forte sensibilité à ces questions.  Les employeurs ayant besoin d’attirer ces talents et de les fidéliser approuvent nos apports éthiques. Et l’appétence est très forte aussi chez les adultes qui reprennent des études pour se former dans nos programmes executive. Nous formons des citoyens digitaux pour entreprises responsables.

Sylvia Di Pasquale
Sylvia Di Pasquale

Je suis rédactrice en chef de Cadremploi depuis 2006, en charge de la rubrique actualités du site. Je couvre des sujets sur la mutation des métiers, l'évolution des rapports recruteurs/recrutés, les nouvelles pratiques managériales ou les avancées de la parité. A la fois sous forme de textes, d'émissions video, de podcasts ou d'animation de débats IRL.

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