Transition écologique : comment ces cadres exercent déjà leur métier autrement

Raïssa Charmois

TEMOIGNAGES – Garder une planète vivable est l’affaire de tous. Et ralentir le dérèglement climatique est aussi le fruit d'actions volontaristes des entreprises. Chacun – ingénieurs, managers, experts – dans sa spécialité – finance, achat, R&D, communication, etc – peut tenter d’entrainer son entreprise vers des solutions pérennes, même si ça freine de partout. Concrètement, pour les cadres d’une multinationale, d’une ETI ou d’une start-up, cela implique d’exercer son métier autrement, en cherchant à avoir « de l’impact ». La parole à ceux qui montrent la voie.

Non sans difficultés, ils tentent d'entrainer les entreprises à travailler autrement. Ce sont les colibris des années 2020.

Transition écologique : comment ces cadres exercent déjà leur métier autrement
Non sans difficultés, ils tentent d'entrainer les entreprises à travailler autrement. Ce sont les colibris des années 2020.

Ils témoignent

 

  • Emmanuel Flattet, associé co.fondateur de .Figures, cabinet de conseil et d’expertise-comptable dédié à la transition écologique
  • Stéphane Faustin-Leybach, directeur des achats et ancien directeur supply chain de NAOS, groupe international du Skincare implanté à Aix-en-Provence
  • Thomas Wattez, Manager de recherche et innovation au sein d’Ecocem, entreprise disruptive dans le domaine de la construction
  • Pascale Boissier, co-fondatrice de Silbo, cabinet spécialisé dans l’accompagnement aux transitions

Trois ans. C’est le délai fixé par le dernier rapport du Giec (Groupement intergouvernemental sur l’étude du climat) publié le 4 avril dernier pour réussir à inverser la courbe des émissions de gaz à effet de serre d'ici 2025 si l'humanité veut espérer garder une planète "vivable". Plus que jamais, la lutte contre le dérèglement climatique est l’affaire de tous : Institutions mondiales, européennes, étatiques, acteurs économiques, associations, citoyens. Et des cadres bien sûr.

Certaines entreprises en sont au stade de la prise de conscience de l’ampleur du dérèglement climatique. D’autres commencent à mettre en œuvre leur transition écologique. D’autres encore s’interrogent : pourquoi révolutionner mon business model, puisque mes voyants sont encore au vert ? Cette stratégie défensive pourrait ne plus tenir très longtemps.

Compter autrement : le directeur financier deviendra un directeur de la valeur

Emmanuel Flattet
Emmanuel Flattet
Nombre de DAF sous-estiment l’ampleur de la mutation du métier.

« Aujourd’hui, la plupart des directeurs administratifs et financiers appréhendent la valeur à travers le seul capital financier. L’urgence écologique les pousse à changer de paradigme pour viser une performance globale qui conjugue capital financier, capital humain et capital naturel », affirme Emmanuel Flattet, associé co.fondateur de .Figures, cabinet de conseil et d’expertise-comptable dédié à la transition écologique.

Concrètement, comment le DAF peut-il, et même doit-il opérer sa révolution ? « D’une part, la réglementation s’impose, à l’instar de la Taxonomie verte, directive européenne qui régit le reporting climat des entreprises. D’autre part, dans notre monde VUCA – Volatile, Incertain, Complexe et Ambigu –, marqué par l’explosion du coût des transports, la rareté des matières premières et les conflits, le DAF  est attendu dans son rôle de business partner. A lui de réaliser des stress-tests (que se passe-t-il pour l’entreprise si le cours du cuivre augmente de 50% et le coût logistique de 25%) et d’orienter en fonction les choix de relocalisation ou d’investissement. », explique-t-il.

Avant de prédire : « Nous sommes à l’aube d’un mouvement. Nombre de DAF sous-estiment l’ampleur de la mutation du métier. Ils vont devoir élargir leur mesure de la valeur aux critères extra-financiers. Le titre de « Chief Value Officer (CVO) » pourrait apparaître au comex des entreprises. Et remplacer celui de DAF ». La révolution de la valeur ne fait que commencer.

Acheter autrement : devenir le meilleur client de ses fournisseurs

Stéphane Faustin-Leybach
Il faut gagner sa légitimité au sein de son entreprise. Et donc passer beaucoup de temps sur le terrain, notamment avec les prescripteurs internes.

Comment acheter dans un monde fini où la matière première devient rare ? Stéphane Faustin-Leybach, directeur des achats et ancien directeur supply chain de NAOS, groupe international du Skincare implanté à Aix-en-Provence, livre un conseil mûri par l’expérience : « à vous de devenir le meilleur client de vos fournisseurs ». C’est que les rôles se sont inversés. Les directeurs des achats doivent s’adapter à cette nouvelle donne. Le temps où ils pouvaient « imposer leur loi » aux fournisseurs est révolu.

« Dans le contexte de relocalisation et de valorisation du local, un artisan d’une région aura l’embarras du choix pour écouler ses matériaux et matières premières aux entreprises installées en proximité. D’où l’importance de respecter les fournisseurs et construire avec eux des relations sur-mesure », explique celui qui a choisi il y a plus de vingt ans le camp de l’environnement.

Comment évangéliser le Comex et l’entreprise dans son ensemble, lorsque, comme Stéphane Faustin-Leybach, on est convaincu qu’il faut inscrire l’entreprise dans le long terme, cultiver la frugalité, travailler davantage en local. réduire les emballages ?

Et le combat pour la réduction de l'empreinte carbone demande de la méthode. « Cela n’est pas facile d’entraîner avec soi l’équipe dirigeante d’une entreprise. L’expertise ne vous suffit pas. Il faut développer son leadership et gagner la légitimité au sein de son entreprise. Et donc passer beaucoup de temps sur le terrain, notamment avec les prescripteurs internes. Dans notre monde encore régi par le retour sur investissement (le fameux ROI, ndlr), pour vendre votre projet, vous devez apporter la preuve que votre démarche qui prend en compte la transition écologique rime avec rentabilité, efficacité et pérennité. Alors les fonctions financières, logistiques ou encore RH vous rejoignent », confie celui qui a reçu, en 2021, la médaille d'argent du Prix du décideur achats de l’année.

Innover autrement : les solutions existent

 

Thomas Wattez, 35 ans, ingénieur INSA et diplômé d’un doctorat au CEA sur l’énergie nucléaire, appartient à cette génération qui a vu émerger la transition écologique. Et son job doit être aligné avec ses convictions.

Thomas Wattez
Thomas Wattez
Je vise l’impact dans mon quotidien de professionnel et de citoyen.

Son poste ? Manager de recherche et innovation au sein d’Ecocem, entreprise disruptive dans l’une des industries les plus polluantes de la planète, celle des matériaux de construction. L’entreprise, créée à Dublin en 2000 et implantée en Europe de l’Ouest, a adopté un modèle d’économie circulaire pour la production d’une alternative au ciment ordinaire, composant clé du béton. Il s’agit rien de moins que de recycler un co-produit de l’acier, le laitier de haut fourneau, pour remplacer le clinker, à très forte empreinte carbone.

« Je collabore avec les équipes Recherche et Innovation, mais également avec la production, le commercial, la finance… Chez Ecocem, près de 20% des 180 collaborateurs travaillent sur l’innovation, contre 5% en général dans les entreprises du secteur. Toutes les fonctions sont impactées et impliquées », explique Thomas Wattez. C’est que la démarche de transition est forcément transverse.

Cette révolution verte du ciment – qui va beaucoup plus loin que la « simple » décarbonation – attire des investisseurs de renom, à l’instar de Bill Gates, et bouscule les leaders historiques du secteur de la construction. C’est un peu David contre Goliath. Les réalisations d’envergure réalisées avec du laitier moulu Ecocem  - le projet ITER, le siège de Vinci à la Défense, ou encore le village des athlètes des JO de Paris - montrent que la transition est à l’œuvre.

Lucide, Thomas Wattez confie : « les solutions existent. Tout dépend ensuite de la volonté politique en interne dans les entreprises, et en externe, à l’échelle mondiale, de l’Europe et des pays ».

Communiquer autrement :  retrouver un rôle stratégique et contribuer au soft power

Si vous associez communication et transition écologique, le terme de greenwashing n’est pas loin.

Pascale Boissier
Pascale Boissier

« Les entreprises sont rarement délibérément mensongères, elles ont plutôt tendance à présenter comme structurantes des réalisations qui relèvent en fait de micro actions », analyse Pascale Boissier, co-fondatrice de Silbo, cabinet spécialisé dans l’accompagnement aux transitions, qui amène les directions de la communication à se poser la question suivante : « comment je rends visible de manière authentique ce que fait mon entreprise en matière de transition ? ». Effectivement, on lit davantage d’articles ou de tweets sur l’installation des fontaines à eau, que sur la mise en place d’une comptabilité extra-financière ou la refonte d’une chaîne logistique d’une entreprise. La Direction de la Communication reste au service, donc tributaire de la stratégie de l’entreprise.

Quid du concret, quand on connaît la forte empreinte carbone des grands messes événementielles, des applis, vidéos et autres dispositifs numériques ?

Il relève du Dircom de faire évoluer ses pratiques pour les rendre plus sobres, plus éthiques et plus respectueuses des limites planétaires. A lui de se former par exemple à l’Ademe, de connaître les règles déontologiques et les lois qui encadrent la communication responsable, de suivre les transformations de la société.

Alors que les directions de la communication ont eu « tendance ces dernières années à perdre leur rôle stratégiques au sein des Comex, il est fondamental que les professionnels s’emparent de la transition écologique et sociale et contribuent au soft power en sensibilisant les DG qui n’ont pas encore pris conscience de l’ampleur de la mutation en cours », souligne Pascale Boissier.

Et de conclure : « Fondamentalement, la communication doit retrouver son rôle de courroie de transmission et porter au sein de l’entreprise la voix des parties prenantes pour mieux répondre à leurs attentes, qui sont aujourd’hui celles de la société toute entière ». Définitivement, la com ne se limite pas au faire-savoir.

On le comprend en lisant ces témoignages, ni la direction générale, ni aucune fonction ne réussira seule à relever le défi de la transition écologique. Cette mutation d’envergure exige une démarche collective. Chacun peut faire sa part. Un peu comme dans la légende du colibri, racontée par Pierre Rabi :

Un jour, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux terrifiés, atterrés, observaient impuissants le désastre. Seul le petit colibri s’activait, allant chercher quelques gouttes avec son bec pour les jeter sur le feu. Après un moment, le tatou, agacé par cette agitation dérisoire, lui dit : « Colibri ! Tu n’es pas fou ? Ce n’est pas avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu ! » Et le colibri lui répondit :« Je le sais, mais je fais ma part. »
Raïssa Charmois
Raïssa Charmois

Mes multiples activités me donnent accès au monde des entreprises et à ses cadres. J'observe, j'interroge, j'analyse et j'ai proposé à Cadremploi de publier le fruit de certaines de mes enquêtes.

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