
Le groupe Accor ne serait sans doute pas une réussite entrepreneuriale si à son origine il n’y avait pas eu le binôme Paul Dubrule et Gérard Pélisson. Un binôme qui a fait de cette entreprise un leader de l’hôtellerie. Cette configuration n’est pas rare, à en croire Maurice Thévenet, professeur à l’Essec Business School : « Dans les directions, il existe très souvent des binômes informels qui fonctionnent très bien et font la réussite d’une entreprise. Ils n’apparaissent pas dans les organigrammes mais on le voit dans les décisions prises ».
Et pour cause. La formation d’un binôme, ou work couple, a des effets considérables sur la performance et le bien-être de chacun de ses membres : moins de charge mentale professionnelle, la création d’une troisième compétence ou encore d’activités innovantes en commun. Et pas uniquement dans les directions de l’entreprise.
La recette du binôme efficace

Le binôme ne se créé pas mais naît naturellement et de manière informelle. Les ingrédients de sa réussite s’appuieraient sur les personnalités, selon Anthony Lemarchant, responsable marketing chez A2COM, et binôme de plusieurs personnes : « le socle initial nécessaire à l’émergence d’un work couple repose sur des soft skills qu’on ne perçoit pas au départ, comme les valeurs, la manière de réagir, la capacité d’écoute ou encore la posture face au stress ».

Jérôme Lehmann, directeur général d’Helpline, en est aussi certain : « un binôme ne fonctionne que si les deux personnes qui le composent ont des personnalités et des compétences différentes tout en partageant des valeurs communes. Sinon, la relation échoue ». Celui qui forme un binôme avec le Président de l’entreprise, Bernard Lewis, depuis plus de 20 ans, estime que les « les maitres mots d’un binôme de travail sont la concertation, le respect mutuel, la résilience et l’exigence commune ».
Le binôme allège la charge mentale professionnelle

Des qualités qui permettent d’alléger le travail au quotidien et donc la pression. Sarah Bohuon a formé un binôme avec son assistante pendant dix ans lorsqu’elle était chargée de mission dans l’association Rennes Atalante. « Notre manière de travailler nous a permis de nous rapprocher. Réactivité, travail rapide, capacité à prioriser les demandes des autres sur nos dossiers personnels…au final, nous n’avions plus besoin de nous dire les choses pour savoir quoi faire, ce qui a contribué à faire baisser considérablement ma charge mentale professionnelle ».
On a parfois tendance à sous-estimer le besoin que nous avons tous d’échanger avec quelqu’un.Maurice Thévenet, professeur à l’Essec Business School
Par l’échange, le binôme se comprend et parvient à alléger le stress. « On a parfois tendance à sous-estimer le besoin que nous avons tous d’échanger avec quelqu’un sur les difficultés qu’on peut rencontrer, explique Maurice Thévenet. Le binôme permet cette complémentarité des approches ».

A deux, on est donc plus forts. Même lorsqu’on est indépendants. « J’ai l’impression d’avoir une collègue, que je peux appeler pour avoir des conseils et avec qui je peux mettre en commun mon réseau, assure Charlotte Henry de Villeneuve, plume pour les entreprises. Surtout, elle connaît la réalité de l’entrepreneur à son compte ». Le travail à deux lui a aussi permis de gagner en sérénité, car les missions qu’elles mènent de front n’arrivent pas en dernière minute comme les siennes. « Je peux avoir une visibilité sur six mois, confie-t-elle. Forcément, ça rassure ».
Le binôme crée une troisième compétence
Céline Guézou, responsable marketing chez Voyelle, connaît bien le fonctionnement en binôme, car elle en a déjà eu trois dans sa carrière, au point d’en parler un peu « comme de ses ex ». Selon elle, le vrai atout du binôme repose « sur la création d’une troisième compétence plus puissante et plus intéressante que les individualités. Une compétence supérieure qu’on n’a pas seul mais qui nous porte lorsqu’on rencontre la bonne personne ».
Le fait de fonctionner en binôme remplace la nuit qui porte conseil.Jérôme Lehmann, DG de Voyelle
Une vision partagée avec Jérôme Lehmann, qui voit dans « le binôme de travail une intelligence collective ramenée à deux personnes. On dit souvent que le but est dans le chemin. En binôme, il n’y a plus de but si le chemin à deux ne fonctionne pas ». Selon le directeur général, « le fait de fonctionner en binôme remplace la nuit qui porte conseil. En discutant, on trouve un point de vue différent, qui nourrit et change notre manière de voir les choses ». Anthony Lemarchant résume la situation : « Le binôme professionnel repose vraiment sur l’équation 1+1 = 3. On découvre des capacités ensemble alors qu’on était bloqué l’un et l’autre de notre côté ».
Le binôme suscite de nouveaux projets
Pour Anthony Lemarchant, « les entreprises ont tout intérêt à permettre le développement de binômes. Quand il existe peu de projets collaboratifs en interne, on freine les chances de créer des work couples qui améliorent pourtant la performance de l’entreprise ».
Le binôme oblige à challenger sa penséeCharlotte Henry de Villeneuve, directrice éditoriale chez Je dis We
Car les binômes aboutissent souvent à la naissance d’idées ou de concepts innovants qui font bouger l’entreprise. Céline Guézou et son binôme actuel, Florian Chaillou se sont lancés dans la création de formations par exemple. Charlotte Henry de Villeneuve et son binôme spécialisé dans les stratégies de communication sur les réseaux sociaux ont quant à elles choisi de s’allier autour d’un projet commun tout en poursuivant leurs activités indépendantes à côté. « Nous arrivons chez les clients avec une entité commune, un nom qui nous définit, précise-t-elle. Ça fonctionne car nous avons confiance dans le travail de l’autre. Le binôme oblige à se remettre en question, à challenger sa pensée ».
Le vrai binôme ne craint pas les crises
Jérôme Lehmann le reconnaît : « L’émulsion créée par le binôme améliore la résistance et est plus propice à construire une relève ». Une phrase d’autant plus vraie, selon lui, dans les moments de crise comme celle du Covid-19. « Dans ces situations-là, le binôme constitue une formule très efficace. Le dirigeant est moins seul pour prendre les décisions stratégiques pour l’avenir du groupe. Face à un monde incertain, il est nécessaire de collaborer davantage ».
Malgré tout, une relation de binôme de travail n’est pas toujours un long fleuve tranquille. Concurrence, moments de tension, besoin d’explications…à force de tout connaître de l’autre, les disputes peuvent se multiplier. Jérôme Lehmann ne laisse par exemple jamais une tension durer trop longtemps et reparle forcément à son binôme dès le lendemain matin. « Cette relation en binôme est loin d’être plate et simple, assure Anthony Lemarchant. On souhaite tellement que notre binôme comprenne tout comme nous qu’on devient encore plus exigeant…un peu comme dans un couple ».
Interview croisée de Céline et Florian : « Notre binôme fonctionne grâce à notre franchise mutuelle »

Comment est né votre binôme ?
Céline Guézou : On a trouvé les moyens de travailler ensemble, alors que nos fonctions sont très éloignées, Florian étant chef de projet et ergonome et moi plutôt commerciale. Florian m’a apporté le bagage technique qui me manquait.
Pourquoi fonctionne-t-il, d’après vous ?
Céline Guézou : Avec Florian se met en place une sorte d’intuition, de compréhension mutuelle qui fait par exemple qu’en rendez-vous client, on sait exactement qui va intervenir à quelle question, qui va parler, sans qu’on réponde en même temps. Il y a quelque chose de naturel comme dans un couple. C’est rassurant et pour le client en face, cela montre qu’on est totalement complémentaire.
Florian Chaillou : Nous avons tellement confiance l’un dans l’autre que nous allons affronter des chantiers dans lesquels on ne serait jamais allé. Là où j’ai peur, elle est à l’aise, et l’inverse est vrai aussi.
Au-delà de cette belle entente, des moments de tension tout de même ?
Florian Chaillou : Nous n’avons initialement pas du tout la même manière de travailler : Céline anticipe beaucoup, moi je travaille dans l’urgence. Si on était resté sur nos comportements naturels, notre binôme n’aurait absolument pas fonctionné. Alors qu’au final, travailler en binôme a modifié les comportements de l’un comme de l’autre : je prends plus en compte ses attentes et elle met un peu de lest dans sa manière de gérer les dossiers. Il arrive qu’on ne soit pas d’accord évidemment, mais il est rare qu’on se dispute, parce qu’elle sait qu’elle peut tout me dire et je sais que je peux tout lui dire aussi. Notre relation repose sur une vraie franchise mutuelle et une bienveillance absolue.
L’intuition qui vous lie impacte-t-elle au-delà du travail ?
Céline Guézou : Nous ne sommes pas amis dans la vie. Mais notre entreprise a mis en place des temps de gratitude, qui permet de remercier ses collègues. Il est souvent arrivé que Florian me remercie d’être là, tout simplement.
Florian Chaillou : Et pendant le confinement, je savais quand elle avait une petite baisse de moral, et inversement, elle détectait mes coups de mou aussi.

Journaliste indépendante, je m'intéresse au monde du travail et notamment à ses évolutions dans un monde en pleine mutation. Impact du digital, arrivée de nouvelles générations, management innovant sont autant de sujets qui me passionnent.