
Un décalage impossible à révéler
« Dans son discours, ma boîte prône la cohésion sociale, le bien-être au travail, et l’épanouissement des collaborateurs. A observer ma boss en réunion, c’est vrai. Devant l’ensemble des équipes marketing du groupe, elle te félicite, te couvre d’éloges : "c’est top ton boulot, vraiment génial" ». A peine exagéré ! Mais c’est une toute autre ambiance sur le terrain. Dans l’opérationnel, elle manage en fait par la peur et une forte pression psychologique qu’elle subit elle-même de ses N+1. Elle essaie de tirer le maximum de toi et de tout maîtriser. Je réalise que j’ai la chance d’être un homme. Pour les femmes qui bossent avec elle, c’est carrément l’enfer ».
Antoine n’est pas dupe. Ce décalage entre les valeurs véhiculées par sa manager et la réalité du terrain, il estime que c’est de la « fausse bienveillance ». Cette hypocrisie managériale, une « perversion », devenue une « technique de management », vise deux buts : « asservir les gens et se protéger, dans les temps actuels marqués par l’incertitude, en faisant semblant de s’aligner sur la politique de bienveillance de la boîte ».
Bienveillante en réunion pour préserver sa réputation
Le pire, c’est que les managers qui usent de cette méthode jouissent souvent d’une bonne réputation. On croit rarement le N-1 lorsqu’il évoque l’envers du décor.
Ceux qui ne travaillent pas dans son équipe pensent qu’elle est super. J’ai failli plusieurs fois me faire avoir et entrer dans un argumentaire inutile.
Il tente avec subtilité d’expliquer les conséquences néfastes sur les collaborateurs touchés :
« Certains vivent très mal ce comportement. Détestant l’injustice, ils n’ont d’autre choix que d’intérioriser, craignant, à 50 ans, de ne pas pouvoir retrouver de poste. D’autres s’expriment ou explosent. Cela se termine souvent mal pour eux. D’autres encore, encaissent, se désinvestissent et n’ont plus qu’une seule envie : partir. Les départs se multiplient sans que personne n’en recherche les causes en interne ».
Casser la spirale, c’est possible
Antoine réagit encore autrement : il refuse de reproduire ce qu’il ne supporte pas. A 40 ans, convaincu que l’honnêteté paie, il reste motivé pour manager avec bienveillance, selon son éthique, en s’appuyant sur l’intelligence collective et non contre elle. A l’inverse de sa cheffe.
Pour Antoine, c’est une question de « bon sens » : les équipes travaillent mieux dans un contexte favorable qui réserve la pression à certains moments seulement. Il a partagé avec ses équipes sa nécessité de se réaligner sur sa propre vision de la bienveillance.
Je leur ai dit : "soit on subit, vous et moi, en cascade la pression de Virginie. Soit on essaie de cultiver notre propre bienveillance et de se faire plaisir dans un cadre collaboratif stimulant".
Ils ont choisi la deuxième voie. Antoine y veille au quotidien. « Bien sûr, il faut délivrer. Mais je ne m’interdis pas d’inviter les collaborateurs au resto de temps en temps et si l’on déborde de 10 minutes, c’est pas bien grave. J’essaie de sortir du cadre assez restrictif de l’entreprise et d’organiser des mini séminaires d’une heure pour faire rimer productivité et convivialité ».
Indépendance de pensée et courage managérial
Etre sérieux sans se prendre au sérieux, c’est non seulement possible, mais vertueux. Antoine conseille aux managers qui se reconnaîtront dans sa situation de « pratiquer la redevabilité ». Késako ? « Concrètement, instaurer et préserver un climat bienveillant, c’est aussi savoir récompenser le collaborateur, sur le plan financier, ou par l’autonomie. Par exemple, pour respecter la relation privilégiée d’un membre de mon équipe avec un client, en réunion, j’ai le souci d’intervenir à bon escient, si c’est vraiment important ou si l’on m’interroge. En aucun cas je n’agis comme ma cheffe qui s’immisce dans des rendez-vous avec des clients qu’elle ne connaît pas et se met à piloter l’ordre du jour… ».
Et que répond Antoine quand un n- 1 lui demande s’il peut partir à 16h pour aller chercher sa fille à l’école ? « J’essaie d’être intelligent », répond humblement l’intéressé.
Pour s’inscrire à rebours de la fausse bienveillance pratiquer en entreprise, la posture exige deux qualités : « l’indépendance et le courage ». Des vertus qui ne sont pas les plus partagées, en matière de management, comme ailleurs.
L’avis de Philippe Rodet, ancien médecin urgentiste : « Les entreprises vont devoir pratiquer une vraie bienveillance »
Philippe Rodet est ancien médecin urgentiste, dirigeant de Bien-Etre & Entreprise et auteur de La bienveillance, un remède à la crise, Ed. Eyrolles, 2021
« Il y aura de moins en moins d’Antoine dans les organisations. Quand le management est faussement bienveillant, les collaborateurs soumis à un stress colossal se démotivent et finissent par tomber malades ou par partir, sans même un autre emploi derrière.
Pour rester performantes, les organisations vont être contraintes de s’adapter et de pratiquer une vraie bienveillance donc de permettre aux collaborateurs de se réaliser au travail avec un niveau de stress bas, gage de bonne santé. Toutes les parties prenantes seront gagnantes.
A celles et ceux qui se reconnaissent dans Antoine, je conseille de se protéger eux-mêmes : marcher 30 minutes par jour, monter des marches, adopter une bonne alimentation, et prendre trois minutes chaque soir pour un petit exercice d’hypnose de pleine conscience pour lutter contre les effets du stress. Notez sur un petit carnet ce qui s’est mal passé, ce qui s’est bien passé et quand vous vous couchez, repensez aux trois éléments les plus positifs. Au dos du carnet, notez vos petits succès qui n’auraient pas eu lieu sans votre action. »
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