Emery Jacquillat, PDG de la Camif : "Inventer un modèle managérial et détrôner Ikea"

Sylvia Di Pasquale

[INTERVIEW VIDEO] La Camif n’est plus la vieille boîte poussiéreuse d’antan. C’est aujourd’hui un site de meubles à la pointe du digital avec une approche écolo-socio-cocorico responsable. Son boss a inventé une nouvelle entreprise plus agile, sans cheffaillon et qui implique même ses clients dans la création de nouveaux produits made in France. Résultat : la Camif a renoué avec les bénéfices il y a 2 ans et embauche une quinzaine de personnes. Interview de son patron, doué d’un leadership hors du commun.

Cadremploi : Vous avez pour ambition de détrôner IKEA ! Dans combien de temps ?

Emery Jacquillat : « C’est un engagement que toute l’entreprise a pris : détrôner Ikea dans moins de 25 ans. Soit moins d’une génération. Les mentalités évoluent. Les millions de consommateurs qui ne se posaient pas de questions sur la provenance ni la main d’œuvre des produits sont en train de changer. Désormais, ils favorisent le local. Comme c’est la crise, ils consomment peut être moins, mais ils consomment mieux, et veulent donner du sens à leurs achats. La « consolocalisation » que nous avons lancée sur notre site permet à chacun de choisir son produit en fonction se son lieu de fabrication, et de privilégier un achat local qui va favoriser l’emploi, et diminuer le temps de trajet du produit.

 

A combien de millions, voire de milliards d’euros êtes-vous d’IKEA ?

Il nous manque quelques milliards en effet. Mais les choses peuvent aller très vite, 25 ans c’est même un peu trop long comme échéance.

 

Que s’est-il passé entre le moment où vous avez repris la Camif et celui où vous avez réembauché vos anciens employés ?

Je suis un entrepreneur. J’ai créé Matelsom il y a  20 ans, le premier site de vente de literie sur internet en France. En 2008 j’ai appris comme tout le monde la chute de la Coopérative des adhérents à la mutuelle des instituteurs de France (Camif). Je me suis dit qu’une grande marque ne meurt jamais, qu’il devait y avoir un attachement très fort des clients, et j’ai eu envie d’apporter notre culture, notre énergie, notre savoir-faire de start-up au service de cette belle marque. Au 1ᵉʳjuillet 2009, nous avons relancé le site Camif.fr, en reprenant tout à zéro, et en rebâtissant un nouveau modèle d’entreprise. L’une des premières choses qui nous a semblé essentielle, c’est de porter de l’attention à l’ensemble des parties prenantes qui avaient souffert de la chute : les clients, le territoire, les fournisseurs, les fabricants … C’est pour cette raison que nous avons décidé de venir nous installer à Niort. J’ai donc déménagé mon entreprise de Nanterre pour m’installer là-bas, avec ma femme et ma famille. Nous voulions effectivement recruter d’anciens salariés de la Camif, mais aussi faire venir une partie de mes salariés de Nanterre à Niort.

 

Vous avez donc proposé à des salariés de Matelsom de venir rejoindre l’aventure Camif à Niort ?

Exactement. C’était un formidable projet.

 

Y-a-t-il eu un choc des cultures, entre les anciens salariés de Matelsom et ceux de la Camif ?

Au début oui. Les anciens de la Camif avaient plutôt une culture d’un management très pyramidal, dans de grands locaux très cloisonnés. Et les anciens de Matelsom avaient plutôt une culture start-up de l’internet. Nous avons cherché comment nous pouvions recréer une entreprise et du lien entre des gens qui n’avaient pas du tout le même parcours, et comment nous pouvions les motiver sur un nouveau projet commun.

 

Vous avez énoncé les valeurs de l’entreprise avec ces mots : « audace, agilité, attention ». Quels exemples pouvez-vous nous donner pour illustrer ces mots ?

L’audace, c’est lorsque vous êtes un jeune entrepreneur, et que vous annoncez que vous allez relancer la CAMIF ! Tout le monde vous prend un peu pour un fou. Une fois que ce travail a été fait, et que nous avons retrouvé une entreprise avec un modèle rentable et une croissance forte, nous avons annoncé que nous nous attaquions à IKEA. Là aussi, on nous a pris pour des fous.  Mais c’est le rôle d’un entrepreneur que d’avoir des projets audacieux. Car c’est ainsi qu’on engage toutes les parties prenantes, que sont les salariés, les collaborateurs, mais aussi les fournisseurs.

L’agilité consiste à repenser le modèle de l’entreprise. Aujourd’hui nous sommes dans un marché qui va très vite. C’est le marché du numérique, du digital. L’enjeu pour nous en 2009 a été de bâtir un modèle qui puisse supporter cette accélération. Le choix que nous avons fait c’est d’externaliser les métiers où nous pouvions trouver des gens qui étaient meilleurs que nous, comme la logistique, l’informatique, la relation client. L’objectif était de nous recentrer sur le pilotage des projets, afin qu’ils tiennent la route  et apportent de la valeur pour le client. Donc nous avons fait le choix de recentrer l’offre sur internet, sur l’équipement de la maison, avec des produits de qualité, fabriqués en France, et dans le respect du développement durable. C’est notre notre cœur de métier aujourd’hui. A partir du moment où nous avons engagé notre entreprise dans une dynamique d’agilité, il faut faire en sorte que les collaborateurs nous suivent dans cette culture.

 

C’est à ce moment que vous avez invité une artiste en résidence dans l’entreprise ?

Oui, c’était il y a 5 ans et elle est restée 3 mois dans l’entreprise. Nous l’avons installée cette jeune artiste, Anne-Laure Maison, au milieu de l’open-space (car nous avons tout décloisonné, de sorte que tout le monde est finalement dans le même espace), afin à la fois qu’elle nous permette de retrouver du plaisir, au milieu de tout le travail entraîné par la restructuration de l’entreprise, mais aussi de créer du lien entre toutes ces personnes issues de cultures d’entreprises différentes.

 

Et comment s’y est-elle prise pour recréer du lien ?

Un exemple : un jour, elle nous a fait part du fait qu’elle était très choquée que l’on s’envoie souvent des e-mails alors qu’il n’y a pas de cloisons et que nous sommes tous près les uns des autres. Alors elle a eu cette idée assez géniale qui consistait, dès qu’elle voyait quelqu’un qui se levait et faisait l’effort d’aller voir l’autre, à matérialiser le déplacement en scotchant au sol une bande rose pour relier les bureaux. Et progressivement, l’entreprise c’est tissé de toute une série de bandes roses. Aujourd’hui, cela nous rappelle, que malgré – et parce que – nous sommes dans l’ère du numérique, de faire attention à ce lien. Nous portons de l’attention à ce face-à-face qui est très important. Ce lien s’est enrichi et nourri tous les jours entre nous, mais aussi avec nos propres fournisseurs. Nous avons lancé un tour du Made in France, où nous invitons nos clients mais aussi nos collaborateurs, à visiter nos fournisseurs pendant un mois. Entre mai et juin, nous avons invité 250 de nos clients. 70% de nos collaborateurs ont fait au moins une étape du tour du Made in France.

 

Par exemple c’est comme ça que vous avez conçu un bureau connecté chez Parisot ?

Oui, à Saint-Loup-Sur-Seumouse, qui était un des étapes du Tour du Made in France. Chaque matin, il y avait la découverte des métiers, des savoir-faire des ouvriers dans les usines. Puis un déjeuner convivial. Ensuite, l’après-midi des ouvriers, des clients de la Camif et des collaborateurs travaillaient à imaginer ensemble les produits de demain. Cela donne des résultats surprenants ! Car ce sont des gens qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble, et qui viennent d’horizons et de cultures différentes.

 

Est-ce que vous embauchez encore ?

Oui, et dans tous les métiers du e-commerce. Nous sommes une soixantaine de personnes. En 2016, nous devrions embaucher une quinzaine de personnes, dans tous nos métiers donc l’e-commerce et l’offre produit. Dans le e-commerce, nous cherchons un community manager qui doit aussi coordonner le tour du Made in France et s’occuper de la communauté des clients de la Camif. Nous essayons vraiment de nourrir cet esprit communautaire, avec des clients qui sont engagés et partagent les mêmes idées que nous, pour une consommation responsable.

 

Quelle est votre question fétiche en entretien ?

« Qu’est-ce que vous venez faire chez nous »? « Qu’est-ce que vous allez apporter » ? Et « comment allez-vous changer le monde » ? Notre signature c’est « changeons le monde de l’intérieur ». Car nous pensons que les entreprises, les clients, les fabricants engagés, sont mieux armés pour changer le monde que toutes les COP21 du monde. Nous avons le pouvoir de changer la donne en faisant attention à la manière dont on consomme, dont on se déplace…

 

Comment réussissez-vous à motiver vos collaborateurs ?

La motivation se travaille individuellement donc il faut aller chercher les ressorts dans la motivation de chacun. Nous essayons de proposer énormément de choses, parmi lesquelles les collaborateurs peuvent choisir de s’investir ou pas. Par exemple, nous avons élaboré notre budget pour l’année prochaine de façon collaborative. Ce sont 9 collaborateurs de l’entreprise, qui ont été volontaires et élus par leurs collègues qui réalisent la feuille de route, les investissements, et le budget de l’année prochaine.

 

Mais vous n’avez pas de DAF ?

Si bien sûr. Mais cela n’empêche pas que le budget soit porté par les collaborateurs. Le budget c’est aussi le reflet de ce que nous avons envie de faire l’année suivante. L’entreprise est un bien commun.

 

Le lundi vous faites également un débrief au cours duquel vous êtes très transparents ?

Oui c’est en effet un point hebdomadaire, animé de manière tournante. Nous prenons les chiffres de la semaine, nous parlons d’un projet, d’une expérience que l’on a mené, ce qui permet de partager des choses sur la vie de l’entreprise.

 

Vous avez externalisé la logistique, les ventes, etc. Est-ce que vous pensez re-internalisé un jour ces fonctions ?

Non. Je pense que l’entreprise doit fonctionner de manière ouverte et collaborative. Nous travaillons  et intégrons les meilleures briques, start-ups, services, pour enrichir notre parcours client, et l’expérience client.

Sylvia Di Pasquale
Sylvia Di Pasquale

Je suis rédactrice en chef de Cadremploi depuis 2006, en charge de la rubrique actualités du site. Je couvre des sujets sur la mutation des métiers, l'évolution des rapports recruteurs/recrutés, les nouvelles pratiques managériales ou les avancées de la parité. A la fois sous forme de textes, d'émissions video, de podcasts ou d'animation de débats IRL.

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