J.F. Amadieu : "Recrutement des cadres : un concours de beauté ?"

Sylvia Di Pasquale

Trop gros, trop vieux, pas assez beau… Dans son nouveau livre intitulé La Société du Paraître (Odile Jacob), le sociologue spécialiste des apparences, Jean-François Amadieu, pointe le déni des entreprises concernant les discriminations sur le physique dont sont victimes les candidats à l’embauche, malgré la loi censée les protéger.

Cadremploi : Dans votre premier livre intitulé Le poids des apparences, vous avez levé le tabou sur l’importance du physique dans notre société. Vous récidivez 14 ans après dans votre nouveau livre La société du paraître (Odile Jacob). Qu’est-ce qui a changé ?

[Interview intégrale retranscrite ci-dessous – Extraits de l'interview dans la vidéo ci-dessus.]

 

Jean-François Amadieu : Les critères de discrimination eux-mêmes n’ont pas beaucoup changé. Il y a toujours cette recherche de la minceur, de la bonne santé, de la jeunesse... Les canons sont à peu près les mêmes mais ils sont seulement plus draconiens. Par exemple, les femmes doivent être toujours plus minces bien que dans la vraie vie au travail, les gens vieillissent et s’arrondissent et qu’il y a de plus en plus d’obèses. Le changement le plus important, c’est la diffusion massive d’images et de videos d’individus sur internet. On a tendance à l’oublier mais Facebook a été créé en 2004 et est monté en charge à partir de 2008. Les images postées sur les réseaux sociaux qui servent maintenant au recrutement, ça c’est un changement considérable.

 

Dans un des chapitres de votre livre que vous intitulez « Marché des cadres, le concours de beauté », vous voulez démontrer que le physique est essentiel dans leur sélection alors qu’ils ont des diplômes et des expériences importantes. Quels sont les discriminations que les cadres peuvent rencontrer à l’embauche ?

Selon les enquêtes et sondage de l’Apec (Association pour l’emploi des cadres), c’est d’abord sur l’âge que les discriminations sont ressenties puisque selon les sondés, les choses se compliquent à partir de 45-50 ans. L’état de grossesse également et l’apparence physique sont très importants dans le cadre des recrutements. 74% des cadres trouvent que l’apparence physique joue un rôle essentiel, surtout la taille et le poids même si le visage est également un critère. Une cadre obèse va rencontrer plus de difficultés que les autres à être recrutée.

 

N’exagérez-vous pas un peu ? Quand on visite les open space des entreprises, il n’y a pas que des mannequins dans les open space.

On ne se rend pas compte des discriminations engendrées en raison de l’apparence physique. Ce n’est pas que les personnes discriminées ne trouveront pas un travail mais elles mettront plus de temps, seront mises dans des files d’attente, déposeront davantage de candidatures, auront un taux de convocation aux entretiens plus faibles et seront embauchées à des salaires moindres ou des postes moins intéressants. Les études démontrent que les kilos en trop d’une femme signifient un salaire moindre. Le fait d’avoir un visage plus beau que la moyenne vaudra 8% de salaire en plus, le fait d’avoir une trentaine de kilos en moins 9% en plus et cela a été démontré dans d’autres pays. Des ouvrages britanniques, notamment celui de Catherine Hakim, parlent de « capital érotique ». Ce capital de beauté, pour l’appeler autrement, se monnaie sur le marché du travail. C’est la capacité à séduire et à plaire au client et cela vaut quelque chose. Les cadres en particulier valorisent de façon monétaire leur apparence physique, comme le ferait une animatrice de télévision par exemple.

 

Les cadres mettent-ils davantage ce capital en avant ?

C’est un paradoxe très intéressant. Sur le marché des cadres, où les compétences, les diplômes et les expériences règnent, on pense que l’apparence n’est pas prise en compte dans le recrutement. Or 80% des cadres pensent qu’il faut mettre une photo sur un CV. Et c’est pareil pour les jeunes, parce qu’ils savent que c’est sur leur apparence que va se porter le premier regard. L’intégration naturelle de cette idée dans la société française est surprenante. Aux Etats-Unis, il ne viendrait à l’idée de personne de mettre une photo sur son CV. Même si les réseaux sociaux apportent également des photos de l’environnement du candidat et c’est pour cela que les recruteurs s’y rendent.

 

Officiellement pourtant, les entreprises luttent contre les discriminations. Elles ont nommé des responsables diversité. Beaucoup de recruteurs sont sensibilisés à ces biais de sélection. L’association « A compétence égale » a œuvré ces dernières années pour éradiquer l’utilisation de ces stéréotypes. Cela n’a donc servi à rien selon vous ?

Si mais nous avons perdu du temps car l’apparence physique n’était pas le critère de discrimination jugé le plus important. Ce que j’explique dans mon livre c’est que le tournant date de deux ans. Certes, il y a de plus en plus de formations, d’informations, des responsables diversité et j’y ai moi-même contribué. Mais on leur a surtout expliqué qu’il fallait être vigilant sur l’égalité professionnelle homme-femme, sur la discrimination en fonction des origines. Ce n’est que depuis 2014, depuis que le Défenseur des droits a enfin reconnu cette forme de discrimination et qu’effectivement les responsables diversité et les entreprises se sont vraiment saisi du sujet. Suite aussi au sondage annuel du Medef qui a permis à de grandes entreprises d’en prendre conscience. Aujourd’hui, un virage a été pris et ce qui se passe depuis deux ans est très intéressant. Comme je l’explique dans mon livre, le problème que nous avons, c’est que ce qui est compris par l’opinion, les recruteurs et les grandes entreprises, n’est pas compris par les politiques. Pour eux, c’est un sujet anecdotique qui n’est donc pas dans les agendas. Par exemple, les prochains sujets sur les discriminations dans le recrutement, portées par le gouvernement, porteront uniquement sur les origines des candidats.

 

Vous parlez du CV vidéo dans votre livre comme « le triomphe des apparences, la caricature du monde dans lequel nous vivons », pourquoi le dénigrez-vous ?

Nous sommes un peu perplexes. Alors que les enquêtes du Défenseur des droits et de l’Apec révèlent que les principales discriminations faites aux demandeurs d’emploi sont l’apparence physique, la taille, le poids et l’âge, on propose comme solution des vidéos où on peut apercevoir le visage des candidats et très souvent leur silhouette !  Soyons sérieux.  Quelles informations intéressantes trouvera-t-on dans une vidéo de 45 secondes ? La subjectivité est considérable. D’autant que des études scientifiques démontrent qu’il est faux d’affirmer que le CV vidéo permet de lutter contre les stéréotypes. En revanche, la vidéo est vertueuse quand elle est utilisée sous forme de « training » pour préparer les candidats à des entretiens.

 

Des logiciels d’analyses faciales font également leur apparition et sont censés détecter la personnalité des candidats. Est-ce qu’il faut avoir peur de ces « machines » ? Ne seraient-elles pas au contraire plus objectives que les humains ?

C’est une évolution qui est en cours et nous disposons de premières évaluations scientifiques.  Il y a plusieurs problèmes : d’abord, la qualité du diagnostic de personnalité est sujet à caution car ces logiciels ne sont pas encore très fiables. Un certain nombre d’expressions faciales peuvent être analysées (l’attention, le stress, etc.) mais ce n’est pas la personnalité : c’est juste des réactions  face à des stimuli. Ensuite le logiciel peut aider à percevoir comment un visage peut être perçu par des clients par exemple (sympathique, avenant etc.). Ce qui est un critère important pour le recruteur. Peut-être que la machine pourrait être plus rapide avec une marge d’erreurs extrêmement faible. En revanche, à ce stade, il ne peut toujours pas détecter la véritable personnalité du candidat – pas celle perçue par les autres. Au fond, cela reviendrait à utiliser la technique de la morphopsychologie mais revisitée par le big data. De plus, les logiciels d’analyse faciale ne renseignent pas assez sur la personnalité au travail. C’est le même défaut que les tests de personnalité. Il faut se méfier d’accorder trop d’importance à la personnalité dans le recrutement.

 

Pensez-vous toujours, comme vous le déclariez dans une interview diffusée sur Cadremploi, que l’entretien ne sert à rien ?

C’était un peu exagéré… L’entretien sert à échanger des informations avec quelqu’un ou à juger les capacités d’expression de la personne. Mais il ne sert pas à pronostiquer l’intelligence ni la personnalité en situation de travail.

Evidemment les nouveaux logiciels qui se développent vont changer le marché du recrutement et d’ici très peu de temps, il y aura moins besoin de recruteurs humains. Ils seront remplacés par des machines et des algorithmes.

 

D’ici combien de temps ?

Un ou deux ans, je pense. Ça va aller très vite. Le temps que les travaux scientifiques, notamment menés à Princeton et dans quelques autres universités américaines et soutenu par le gouvernement américain, soient diffusées dans les logiciels fabriqués sur  la côte ouest des Etats-Unis.

 

Il ne nous reste plus qu’à recourir à la chirurgie esthétique, comme vous l’évoquez dans votre livre ?

C’est déjà en cours. La tentation de la chirurgie esthétique est forte quand vous savez que des petites modifications de vos expressions faciales peuvent modifier la perception que les autres ont de vous, et peuvent vous rendre désirable ou vous donner « une tête de leader ». Ces micro-modifications modifient la façon dont la personne se sent elle-même. Beaucoup de gens y recourent pour des raisons professionnelles.

 

« La société du paraître », Jean-François Amadieu, septembre 2016, Odile Jacob.

Jean-François Amadieu est sociologue, professeur à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne, conseiller scientifique au ministère du Travail et membre de l’agence Entreprises et handicap.

 

Sylvia Di Pasquale
Sylvia Di Pasquale

Je suis rédactrice en chef de Cadremploi depuis 2006, en charge de la rubrique actualités du site. Je couvre des sujets sur la mutation des métiers, l'évolution des rapports recruteurs/recrutés, les nouvelles pratiques managériales ou les avancées de la parité. A la fois sous forme de textes, d'émissions video, de podcasts ou d'animation de débats IRL.

Vous aimerez aussi :