- Anne Leitzgen est présidente de Schmidt Groupe et petite fille du fondateur du Groupe.
- Patrice Casenave est DRH depuis trois ans, après être passée par Morgan, Disneyland Paris, PPR et Fauchon.
[Interview intégrale]
Est-ce vrai que vous donnez des noms à vos robots ? Comme « Ma’ Dalton » ou « Lucky Lucke » !
Anna Leitzgen : C’est vrai.
Au siège, vos salles de réunions ont des noms de groupes de rock, vrai ou faux ?
A.L. : Encore vrai ! Nous avons « Depeche Mode » par exemple, ou encore « Pixies » dont je suis une grande fan.
Tout le monde se dit « bonjour » le matin dans l’entreprise.
A.L. : C’est vrai.
Patrice Casenave, avant d’accepter, vous avez refusé deux fois le poste de DRH qu’Anne Leitzgen vous avait proposé.
Patrice Casenave : C’est vrai. Mais je suis quand même venue !
Vous espérez recruter des métiers du web qui viendront travailler à Lièpvre (commune du Haut-Rhin, à 40 minutes de Strasbourg, dans la campagne alsacienne), et vous y croyez !
A.L. : Vrai, on y croit !
Et vous n’envisagez pas la délocalisation de votre fabrication en Chine, notamment parce que votre mère vous arracherait les yeux. C’est vrai ?
A.L. : C’est probable qu’elle essaierait ! Nous avons quand même construit une usine en Chine pour vendre en sur place, car nous y avons 200 magasins. Mais sinon nous fabriquons en Alsace et un peu en Allemagne.
Pensez-vous que vos salariés ont conscience du fait de travailler dans une entreprise familiale ?
A.L. : Oui, je pense qu’ils en sont conscients. Et s’ils y restent, c’est aussi pour tout ce que cela induit comme valeurs et comme modes de fonctionnement. Nos salariés l’expriment eux-mêmes, par exemple lorsqu’on reçoit des visiteurs. C’est un gage de pérennité pour eux.
Et vous, Patrice Casenave, vous qui avez travaillé dans de grands groupes, qu’avez-vous trouvé dans ce groupe que vous n’aviez pas avant ?
P.C. : La différence ici, c’est qu’il n’y a pas de divergences entre les discours et les actes. Beaucoup d’entreprises disent qu’elles veulent concilier performances économiques et performances sociales, mais assez peu le font vraiment. Quand j’ai rencontré Anne, j’ai bien vu qu’il y avait une cohérence entre l’acte et le discours : des valeurs humaines très fortes, mais aussi des performances économiques durables, et cela depuis des années. C’est la jonction de tout ça qui fait que je suis là, et que régulièrement des gens viennent dans l’entreprise de France, et de Navarre et de grands groupes.
Quelle est la répartition des grands métiers du groupe ?
P.C. : Nous avons 3 grands métiers. Il y a tout d’abord les métiers de l’industrie qui représentent 2/3 de nos effectifs, avec un haut niveau de technologie et d’automatisme industriel (80% de la production est automatisée). Puis les métiers du commerce et ceux du service : dans nos magasins, nos points de ventes à nous et ceux de concessionnaires indépendants (mais nous apportons tout un support pour les accompagner dans leur développement). Le reste ce sont les fonctions supports qui sont là pour accompagner les différents métiers (RH, etc.), y compris les métiers du digital.
En quoi les relations particulières avec vos 700 concessionnaires exclusifs participent-elles au succès de votre groupe ?
A.L. : Nous avons toujours considéré que nos distributeurs, nos « clients », faisaient partie de notre entreprise étendue, parce que notre succès est lié au leur, et vice-versa. Nous devons mesurer sur eux toutes les décisions que nous prenons, car si eux ne gagnent pas d’argent et n’arrivent pas à se développer, nous serons freinés aussi. Nous aimons avoir des clients heureux, qui prennent plaisir à travailler avec nous, car c’est ce que le consommateur va percevoir. C’est aussi important que nous travaillions « main dans la main », car ils sont le maillon le plus proche du consommateur.
Comment collaborez-vous ensemble ? Sont-ils associés aux décisions ? Ont-ils droit de donner leur avis sur des campagnes, etc. ?
A.L. : Oui nous faisons par exemple des commissions sur différents sujets, comme la communication, les « produits » afin de faire remonter les besoins des réseaux de distribution. Avec notre DRH, nous travaillons aussi sur un « pacte employeur » dans le réseau pour savoir comment nous voulons manager les équipes. Nous avons besoin d’attirer des vendeurs « doués » dans les magasins, des concepteurs. Il nous faut savoir comment nous allons les attirer, les garder, et les faire monter en compétences. Tous ces sujets, nous les traitons avec nos concessionnaires. Nous avons beaucoup structuré cela car, à mon sens, notre réseau doit être un contre-pouvoir qui nous pousse à l’excellence. Nous devons leur donner un levier, un peu comme les représentants du personnel dans les entreprises, pour qu’ils soient capables de parler au nom du réseau pour nous pousser à être meilleur en termes de services. Le digital est venu fortement impacter la relation que nous avons avec le consommateur, il y a des choses que nous pouvons faire en tant que groupe que chaque patron de magasin ne pourrait pas faire de son côté, il y a donc des choses que nous pouvons faire pour eux, et que eux peuvent faire pour nous. Nos destins sont liés !
Est-ce qu’il y a une peur du digital de la part des concessionnaires étant donné que les consommateurs commandent de plus en plus sur internet ?
A.L. : Le digital c’est plutôt une opportunité pour nous, il permet de faire et de défaire des marques. Dans un modèle comme le nôtre, on sait que c’est un achat qui peut être anxiogène, car une cuisine ou une salle de bain, ce n’est pas un achat qu’on fait tous les jours. Quand on pousse la porte d’un magasin, on s’attend à ce que la marque soit à la hauteur de ses promesses, voire qu’elle soit capable de dépasser ses promesses. Et si on y arrive, il aura un pouvoir de recommandation qui est énorme. Notre process de vente commence à partir du moment où l’un de nos clients, qui est aussi un ambassadeur de notre marque, parle de nous pour nous recommander à quelqu’un d’autre. Avec les réseaux sociaux et les médias d’aujourd’hui, il peut faire notre marque. Le consommateur est le premier maillon de notre chaîne de relations de commerce, et c’est une formidable opportunité pour nous. Mais internet n’est une opportunité que si l’on est irréprochable dans la relation que l’on a avec le client.
Combien de personnes comptez-vous recruter cette année ?
P.C. : Sur l’ensemble de l’entreprise étendue, nous allons recruter environ 1 000 personnes. 100 personnes pour la partie groupe (50% cadres, 50% non cadres). Les 900 autres seront recrutés par le réseau de magasins : vendeurs, responsables de magasins, directeurs de magasins, patrons de magasins, etc.
Quels types de profils de cadres recherchez-vous en particulier pour la partie groupe ?
P.C. : Nous recherchons d’abord des profils industriels, donc des chefs de projets ingénierie, des ingénieurs méthodes, ingénieurs SAI, donc des compétences très pointues dans l’automatisme industriel. Nous recrutons aussi bien des juniors qui sortent des écoles d’ingénieurs que des personnes ayant de l’expérience sur ces postes, et cela en fonction des projets que nous voulons développer. Lorsque par exemple nous ouvrons des usines en Chine, il nous faut un niveau de « séniorité » plus important. Nous formons à nos méthodes de fabrication sur-mesure.
Vous recrutez aussi des métiers du digital. Qui voulez-vous attirer ?
P.C. : des webdesigners, des community managers, des contents managers …
Recruter quand on est situé à 40 km de Strasbourg n’est pas chose aisée ? Avez-vous pensé à ouvrir des locaux à Strasbourg ou même à développer le télétravail ?
P.C. : Nous sommes en train de mettre en place un groupe pilote cette année, l’idée est de pouvoir le généraliser sur l’ensemble des métiers qui s’y prêtent. Mais travailler à Lièpvre, dans une vallée, c’est plutôt sympathique !
A.L. : Nous sommes à 20 minutes de train de Strasbourg, on ne peut pas dire que l’on soit complètement perdu non plus. Et nous sommes à 2h20 de Paris. L’Alsace est également bien située pour des gens qui voudraient se nourrir d’autres cultures. Bâle en Allemagne est une ville très cosmopolite. Nous sommes proches de la Belgique et de la Suisse, ce sont de vrais avantages.
P.C. : Pour les candidats que nous rencontrons ce n’est pas un frein de venir en Alsace. Ils ont bien sûr des interrogations mais qui s’effacent en général avec la découverte de l’entreprise et de sa dimension humaine, de ses valeurs, de son projet, de sa croissance.
Combien d’entretiens passe un candidat cadre ?
P.C. : entre 4 et 5. Mais cela peut être rapide, entre 2 et 3 semaines selon les postes.
Quel est le truc important dans un CV pour vous ?
P.C. : La cohérence du parcours. Il faut pouvoir percevoir le lien entre les fonctions occupées, les entreprises, et les compétences acquises.
Que testez-vous pendant un entretien ?
A.L. : J’ai envie de comprendre ce qui donne envie au candidat de se lever le matin. Si je n’arrive pas à percevoir ce « petit truc » qui lui donne envie d’aller au travail avec le sourire, c’est gênant. On a besoin d’avoir envie de bosser avec cette personne comme elle a besoin de savoir si elle a envie de bosser avec nous. S’il n’y a pas ce « feet », c’est compliqué. C’est pour cela que nous faisons rencontrer beaucoup de monde au candidat. Pas parce qu’on veut le jauger à tout prix. Mais pour savoir si le courant passe. Techniquement, ce sont les RH qui jugent. Moi je les vois pour parler des valeurs, pour sentir si ça nous ferait plaisir de bosser ensemble. Parfois, j’ai revu les candidats. Par exemple, il y en a un, je le trouvais presque trop parfait. Je me demandais s’il serait capable de créer du lien. Une fois que j’ai déjeuné avec lui, j’en ai été convaincue.
Etes-vous une « entreprise libérée », pour faire référence au modèle décrit par Isaac Guetz, auteur du livre éponyme ?
A.L. : Je ne le crois pas mais j’ai une sensibilité assez forte pour cette philosophie car moi-même je ne me trouve pas très à l’aise dans une entreprise très pyramidale. Chez nous on essaie de transformer l’organisation pour que les gens du terrain puissent prendre des décisions. Pour autonomiser. Pour tester des choses un peu différentes. Le B-A-ba, c’est le droit à l’erreur, dondé sur la confiance : se dire que fondamentalement les gens sont plutôt bons, ça n’a rien à voir avec l’idée que les gens sont fondamentalement des tire-au-flanc qui cherchent à se planquer pour ne pas travailler. Dans le 2ᵉ cas, vous mettez en place des mesures coercitives. Alors que si vous êtes convaincus que les gens ont plutôt envie de bien faire, qu’il faut leur donner un contexte qui leur permet de bien faire, de prendre des décisions, des risques, c’est une toute autre façon d’aborder les choses. Et ce qu’on dit aux managers, c’est de s’autoriser aussi le droit à l’erreur. S’ils ne le font pas, ça transpire et leur équipe le sentira. Par exemple au sein de la production industrielle, ils ont fait pas mal de séminaires cette année et c’est le thème qu’ils ont tous choisi d’aborder cette année. C’est parfois leurs collaborateurs qui ont organisé le séminaire et non leur hiérarchie. Comment peut-on donner de la place, être accessible ? Que les collaborateurs n’aient pas l’impression que la direction décide et qu’ils n’ont rien à dire. Nous conseillons de se mettre en mode « j’écoute les risques et opportunités que me remonte le terrain », de façon à co-élaborer la stratégie de l’entreprise. Cela peut se faire à de nombreux niveaux. C’est pour ça que, pour moi, l’entreprise libérée n’est pas un « modèle ». C’est plutôt ce qu’on a dans les tripes, en quoi on croit et comment on a envie de « vivre ensemble ». Il y a des groupes qui se sont saisi de ce sujet. Justement sur le « comment on veut vivre ensemble dans cette boite ».
Comment la DRH participe-t-elle à cet objectif ?
P.C. : Nous avons travaillé avec un groupe de managers sur la façon d’être plus responsable, de développer la confiance, d’être plus agile. Cela crée une dynamique.
En quoi les cadres qui ont fait une carrière ailleurs peuvent avoir un intérêt à participer à cette expérience chez vous ?
A.L. : Cela plait aux cadres qui cherchent à comprendre le sens de ce qu’ils font. L’intérêt d’une entreprise comme la nôtre, c’est que chacun peut participer à la stratégie davantage que dans un grand groupe. Chacun est décisionnaire de quelque chose. Ça ne veut pas dire qu’ils vont changer la stratégie mais qu’ils peuvent avoir un impact dessus. En faisant remonter des infos. Par exemple, j’organise des petits déjeuners où j’invite des collaborateurs volontaires tous les 3 mois. On échange à bâtons rompus sur des sujets pro ou perso. Et parfois, il y a des connections entre personnes qui ne se connaissent pas et qui ont une idée sympa. Dans des modèles très pyramidaux, le chef dit « je prends le point et on va s’en occuper ». Chez nous, non. On dit, « c’est ceux qui ont l’idée qui s’en saisissent et la font avancer ». Il y a un groupe sur la qualité de vie au travail par exemple. Et moi je vais découvrir en même temps que tout le monde ce qu’ils ont décidé d’en faire.
P.C. : Ceux qui ont envie le font. On leur en donne les moyens.
Les anciens sont-ils plus réfractaires que les jeunes ?
A.L. : non je n’en ai pas l’impression. Les anciens comprennent très bien pourquoi on veut donner cette liberté : c’est pour être plus agile. Ils s’y retrouvent parce qu’ils ne peuvent pas tout faire tout seul. C’est gagnant pour eux. Je crois qu’Isaac Guetz dit : « La liberté est un métier d’adulte. » On promet de donner la liberté d’agir, ce n’est pas forcément un cadeau, c’est vraiment responsabiliser les gens. Quand on donne des marges de manœuvre pour agir, avec des moyens, cela responsabilise les gens et cela donne plus d’agilité.
En tant que DRH, auriez-vous pu faire ce boulot ailleurs ?
Je ne crois pas. Je n’ai jamais croisé sur mon chemin une entreprise qui avait à la fois la vision de libérer les énergies (plus que de libérer l’entreprise) pour rendre plus responsable, mais surtout qui a la capacité de donner les moyens. Ce n’est pas juste un projet à la mode. Il s’inscrit dans le long terme.
80% du process industriel est automatisé, 20% relève d’un geste humain. Les ouvriers ont-ils disparu de vos usines ?
Non mais ils ont un autre rôle. La machine vient remplacer l’homme à 3 endroits :
- Là où la diversité n’est plus gérable mentalement parce qu’elle devient trop importante. Le robot, lui, sait gérer.
- Le robot sait gérer la pénibilité. Soit il aide, soit il gère des postes pénibles.
- Le robot améliore la productivité, ce qui permet de maintenir des emplois dans des pays comme la France ou comme l’Allemagne.
Mais là où on attend l’homme, c’est sur sa valeur ajoutée. Il contrôle le robot et non l’inverse. L’humain fait en sorte que le robot exécute bien ce qu’on lui demande. Mais c’est l’intelligence humaine qui va faire que cela fonctionne. Oui, les postes sans aucune qualification disparaissent dans l’industrie. On forme les gens en permanence. Ils ont l’habitude chez nous de monter en compétences car ils savent qu’ils risquent l’obsolescence dans 2 à 5 ans.
Je suis rédactrice en chef de Cadremploi depuis 2006, en charge de la rubrique actualités du site. Je couvre des sujets sur la mutation des métiers, l'évolution des rapports recruteurs/recrutés, les nouvelles pratiques managériales ou les avancées de la parité. A la fois sous forme de textes, d'émissions video, de podcasts ou d'animation de débats IRL.