Glissement progressif vers les tongs

Sylvia Di Pasquale

C’est tellement facile. Suffit de glisser son curriculum dans une CVthèque et d’attendre. En plus, quand on est en poste, on atteint un niveau de vigilance à peu près aussi intense qu’après 300 kilomètres derrière un volant sur l’autoroute des vacances. Les vacances, d’ailleurs, Victor ne pense à peu près qu’à ça en entamant sa dernière semaine de boulot.

Vendredi soir, il aura préparé sa réponse mail automatique « out of office » et oubliera son open space pendant trois semaines. Alors, dès ce lundi matin, il s’est mis en mode compte à rebours, en glissement progressif vers les tongs. Pas de rendez-vous client prévu, pas de réunion projet attendu, ni de réunion reporting entrevue. La chemise blanche cravatée est remplacée par un polo léger. Une semaine sans histoire jusqu’à ce mail de 10 heure et quart. Un recruteur est tombé sur le CV que Victor avait déposé et oublié.

L’homme des RH se dit intéressé par le profil de l’homme en polo. D’ailleurs, un poste va se libérer dans la boîte du premier, et il aimerait en toucher un mot au second. Lui est-il possible de l’appeler pour en parler ? L’open space est presque désert et N+1 est parti en congé vendredi dernier : la voie est libre et la ligne de son interlocuteur aussi. « Bonjour. Alors vous avez fait ci et ça, vous avez travaillé ici et là et vous connaissez cette boîte-là ? »

Après 10 minutes de conversation à la fois badine et pointue, le courant passe entre le recruteur et celui qui se découvre candidat. « Voyons-nous », suggère le type. « Mais je pars en vacances à fin de la semaine », rétorque Victor. Pas de quoi refroidir celui d’en face. « Déjeunons ensemble aujourd’hui, à 13h, chez Pizza Pronto, à la Défense. Nos bureaux sont à côté, les vôtres aussi, n’est-ce pas ?» Victor acquiesce et s’enthousiasme. « D’accord, à 13h. » En plus, Pizza Pronto, c’est un peu sa cantine. Il y déjeune au moins une fois par semaine, pour y refaire l’entreprise avec deux ou trois collègues jamais avares de ragots.

Mais en raccrochant, Victor regarde son polo. Evidemment, il est assorti avec son jean. Mais pour un entretien, même informel, ce n’est pas vraiment l’uniforme idéal. En plus, Enclume & Cie, la boîte qui recrute, il n’en connaît que le logo, qu’il voit chaque matin au bas de la tour où se trouve son siège, à la sortie de son métro, à un jet de pizza du resto où ils doivent se retrouver. Et de se trouver mal fagoté et mal préparé. Pas grave, il lui expliquera qu’il n’est pas prêt, mais qu’il a toutes les vacances pour bûcher le dossier.

Il se dit tout ça en entrant dans la salle du restaurant, quasi déserte en cette fin juillet. A une table, à l’écart, un homme seul attend. Victor le connaît de vue. Il le voit presque à chaque fois qu’il déjeune ici. D’ailleurs, comme d’habitude, il porte son petit costume gris, strict et fatigué. Le petit monsieur triste est même devenu un sujet de rigolade avec les collègues. Une sorte de mascotte bouc-émissaire qui a bien dû finir par se rendre compte qu’il était la risée de ce groupe d’agités. Mais aujourd’hui, Victor est seul, et en passant devant sa table, l’homme au complet l’alpague. « Bonjour, je crois que nous avons rendez-vous. Je vous en prie, asseyez-vous ». Une chaise, c’est justement ce dont Victor a le plus besoin.

Pendant tout le déjeuner, l’homme ne fait aucune allusion à leurs rencontres passées. Il parle, beaucoup, vite, et d’une manière enthousiaste du job pour lequel il est chargé de recruter. Et Victor n’en revient pas. Jamais il n’aurait rêvé d’un tel poste, d’une telle autonomie, de tels budgets, d’un tel salaire. Il écoute béat son interlocuteur lui décrire le profil du cadre recherché pour l’occuper. C’est lui. Exactement lui. « Sauf sur un ou deux tout petits points, finit par lâcher le monsieur gris, brusquement moins enthousiaste. Il est essentiel que l’homme de la situation ait une tenue irréprochable et une attitude en public tout aussi irréprochable envers des personnes inconnues. En plus, à un certain niveau de responsabilités, il faut être toujours prêt. Les opportunités et la réactivité sont essentiels. » Puis, son sourire retrouvé, il demande à Victor combien de temps il compte partir en vacances. « C’est pour fixer un rendez-vous avec le DG. Et vérifier si la cravate vous va bien. »

@Syl_DiPasquale – © Cadremploi.fr - 22 juillet 2013

Dessin de Charles Monnier © Cadremploi.fr

Sylvia Di Pasquale
Sylvia Di Pasquale

Je suis rédactrice en chef de Cadremploi depuis 2006, en charge de la rubrique actualités du site. Je couvre des sujets sur la mutation des métiers, l'évolution des rapports recruteurs/recrutés, les nouvelles pratiques managériales ou les avancées de la parité. A la fois sous forme de textes, d'émissions video, de podcasts ou d'animation de débats IRL.

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