Le profit, ce ringard

Sylvia Di Pasquale

Le profit, ce ringard

Il a souri, forcément, en parcourant Fortune. Comment lui, Jeff Bezos, a-t-il bien pu être décrété "plus grand leader mondial" par ce magazine, en coiffant sur le poteau tous les grands de ce monde ? Car le patron d’Amazon est passé devant le pape François, Aung San Suu Kyi ou Angela Merkel. Alors, forcément, il a souri. Et nous avec, en se demandant quels sont les critères pour devenir cet archi leader.

Ce qui a fait la différence, selon le bimensuel américain, c’est que Citizen Jeff utilise sa fortune pour faire bien autre chose que la seule gestion de son hypermarché mondial et virtuel. Il racheté le Washington Post, certes. Il veut nous faire voyager dans l’espace, d’accord. Mais les industriels qui s’offrent des médias sont nombreux. Quant à rêver de quitter le plancher des vaches, il y en a d’autres.

Alors Fortune précise aussi que le trophée lui a été remis pour sa science de la délégation de pouvoirs. Très bien, mais là encore, tous les grands chairmen ont cette – bonne – disposition. En fait, c’est peut-être une autre qualité qui a propulsé Big Bezos vers les sommets : son long-termisme. Pour lui, le court terme n’a pas court. Et pour cause, puisque son navire amiral, Amazon, ne gagne pas, ou peu, d’argent. Pas plus, évidemment, que Blue Origin, son autre entreprise qui doit nous emmener dans les étoiles. Quant au Washington Post, si ses comptes sont revenus dans le vert, il ne sera jamais une énorme source de profits pour son proprio, qui en convient d’ailleurs. Sauf que, et c’est bien là le véritable tour de force du lauréat de Fortune, les investisseurs continuent à lui faire confiance, car lui-même continue d’investir, sans songer à engranger des bénéfices immédiats.

C’est sans doute dans cette attitude-là que l’on mesure le véritable basculement entre le monde d’hier et celui de demain, la vieille économie et la nouvelle : le profit de l’entreprise est ringardisé, seule compte sa valorisation. Peu importe que le service que l’on rend, ou le produit que l’on fabrique, rapporte de l’argent, du moins dans un premier temps. Et même dans un deuxième ou troisième.

Sauf que cette économie à l’envers peut connaître de très gros revers, puisqu’elle n’est soumise qu’au bon vouloir des investisseurs et des marchés. Un revers, ou plutôt une explosion de bulle, qui cette fois-ci ne touchera pas seulement le web, mais toute l’économie,  si celle-ci bascule totalement dans l’abandon de ce bon vieux profit des familles. Et risque de frapper ses emplois.

@Syl_DiPasquale © Cadremploi

Dessin de Charles Monnier

Sylvia Di Pasquale
Sylvia Di Pasquale

Je suis rédactrice en chef de Cadremploi depuis 2006, en charge de la rubrique actualités du site. Je couvre des sujets sur la mutation des métiers, l'évolution des rapports recruteurs/recrutés, les nouvelles pratiques managériales ou les avancées de la parité. A la fois sous forme de textes, d'émissions video, de podcasts ou d'animation de débats IRL.

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