La vie d’abord, le travail ensuite
Les études se suivent et confirment la tendance. Dans leurs dernières livraisons respectives, la Fondation Jean Jaurès, le roi des think tanks socio-démocrates, et Manpower, le roi de l’intérim (mais pas que) font plus ou moins le même constat : entre les Français et le boulot, c’est la grande bouderie. C’est simple, en quelques années, le rapport au travail s’est radicalement inversé :
- En 2008, 62% des salariés français affirmaient aux sondeurs qu’ils préféraient gagner plus, même au détriment de leur vie personnelle.
- Aujourd'hui, 61% d’entre eux pensent exactement l'inverse (source Ifop pour la Fondation Jean Jaurès)
En 15 ans, le travail a perdu sa place centrale.
Les salariés rêvent de semaine de 4 jours
Alors, quand l’un des auteurs de la dernière note de la Fondation Jean Jaurès affirme que :
Le nouveau rapport au travail des Français se manifeste avant tout par sa place moins centrale dans leur vie et s'inscrit dans une transformation globale des symboles de réussite professionnelle.Flora Baumlin et Romain Bendavid, note du 23/1/2022 "Je t'aime, moi non plus, les ambivalences du nouveau rapport au travail"
... on pense à l’expression « doux euphémisme ».
Mais comment ces Français qui veulent en faire moins comptent-ils s’y prendre ? Manpower leur a posé la question, et ils envisagent deux solutions :
- Plus d’un tiers (36%) sont partants pour passer à la semaine de 4 jours et travailler à ce rythme moins soutenu. Sans pour autant être trop gourmands, puisqu’ils sont prêts à accepter une baisse de salaire de 5%.
- Pour bosser moins, un autre tiers de ces salariés sont prêts à chercher un nouveau job afin de ralentir.
La reconnaissance, l'ingrédient négligé
Mais alors comment se fait-il, en ces temps plombants, où l’inflation galope, où le pouvoir d’achat fait une syncope, que les salariés envisagent de baisser leur temps de travail et leur salaire ?
La réponse se lit dans une autre étude réalisée pour Solutions Solidaires par l’Ifop : 42 % des salariés considèrent que leur surinvestissement au travail passe inaperçu.
L'un des talons d'Achille est le manque de reconnaissance. Ce sentiment est plus marqué pour les Français que pour les Allemands ou les Britanniques par exemple.Romain Bendavid, co-auteur de l'étude, dans une interview aux Echos
Et si, justement, l’inversion des priorités des Français était une conséquence de ce manque de reconnaissance ? Quand l’entreprise ne remercie pas ou peu, à quoi bon s’investir ?
Urgence "raison d'être"
Et d’ailleurs, quand l’entreprise n’arrive pas à définir pourquoi ses salariés pédalent, à quoi bon rester ?
C’est l’idée que défendent Eric Braune et Pascal Montagnon dans une tribune parue dans Forbes. Ce qui décourage les salariés de s’engager, c’est le manque de vision à long terme des entreprises.
Pourtant, insistent-ils, les volontés d’engagement et d’actions collectives n’ont pas disparu chez les salariés, y compris chez les jeunes. C’est le projet sociétal de l’entreprise qui n’inspire pas :
Le sens du travail disparaît parce que l’entreprise renonce à son rôle privilégié de moteur du changement sociétal.Eric Braune, professeur associé à l'Essec, et Pascal Montagnon, directeur de la chaire de recherche "Digital, data science et intelligence artificielle" de Omnes Education
Parce que oui, l'entreprise est un acteur de la Cité et peut avoir un rôle sociétal, comme le rappelait utilement la présidente de l'Association des DRH dans cette interview Audrey Richard, DRH chez UP : « Etre DRH, c’est aussi s’engager pour la cité »
Travailler oui, mais pour quoi faire ? Qu'est-ce que mon entreprise apporte à la société ? Et quel est mon rôle dans ce projet ?
Tant que les entreprises n'auront pas réussi à définir leur raison d'être, il ne faudra pas s'étonner que les salariés aient de plus en plus de mal à comprendre ce qu'ils y font. Et cette tendance au « moins travailler» continuera de poser quelques menus problèmes aux entreprises et à leur DRH.
Car tenter de recruter avec pour seule valeur les chiffres, les objectifs et le fantasme des winners qui s’acharnent H24, parait aussi peu au goût du jour qu’un Minitel au temps du web 3.0.
Quant au gouvernement, qui tente de réformer la retraite en augmentant le nombre d’annuités (quelles que soient les raisons invoquées), il joue de malchance sur le timing. Ce n'est pas le bon moment au vu des évolutions de la société, au vu des sondages non plus. Reste que ces derniers fluctuent, autant que les tentatives de réformes depuis 1995.
Je suis rédactrice en chef de Cadremploi depuis 2006, en charge de la rubrique actualités du site. Je couvre des sujets sur la mutation des métiers, l'évolution des rapports recruteurs/recrutés, les nouvelles pratiques managériales ou les avancées de la parité. A la fois sous forme de textes, d'émissions video, de podcasts ou d'animation de débats IRL.