Il arrive.
Dans dix minutes il sera dans mon bureau, mais il n'y reviendra jamais, car je vais le virer. Je n'ai, bien sûr, pas le droit de le dire, ni même de le penser. Nous sommes dans la trêve sacrée, les sept jours qui séparent l'entretien préalable de licenciement du licenciement lui même. La loi est formelle. La décision ne saurait être prise avant ce délai, sans quoi on est dans le vice de forme jusqu'au cou, et le licenciement est nul et non avenu.
Je suis donc officiellement dans ce no man's land, ma décision n'est pas prise monsieur le juge, je ne sais pas ce que je vais dire à ce malheureux dans dix minutes.
Certes, je l'ai vu il y a sept jours, et je lui ai fait état des griefs qui lui étaient reprochés. Certes, je lui avais auparavant remis une lettre l'informant qu'il était convoqué a un entretien préalable pouvant déboucher sur un licenciement.
Certes il a pleuré dans mon bureau, de colère d'angoisse et de honte.
Personne n'est dupe de ce jeu, nous savons tous qu'il sera dehors dans quelques heures, n'en déplaise au législateur, et le côté artificiel de ces règles de savoir mourir n'est pas ce qui me dérange le moins.
Pendant ces quelques minutes qui précèdent l'hallali, je repasse en accéléré sa carrière dans ma tête.
Douze ans de maison. Un profil moyen plus, qui se désengageait depuis cinq ans, en espérant tout de même récolter les fruits de son ancienneté.
Un caractère trop rigide, un très léger poil dans la main devenu baobab, arrosé par l'aigreur et les mauvais managers.
Un sentiment fort qu'on est au-dessus des règles, quelques tricheries sur les vacances prises et non posées, un absentéisme qui finit par se remarquer, et puis le changement de boss, la mobilité échouée vers un autre département, et finalement la porte.
Pourquoi est-ce moi, gestionnaire individuel des ressources humaines, qui doit actionner le couperet ? Je n'ai pas pris cette décision, son boss l'a prise. Je l'ai validée, vais l'appliquer, mais c'est moi qui vais devoir gérer l'aspect le plus horrible de l'humain en entreprise, le rejet par un groupe de l'un de ses membres. Un philosophe disait que la démocratie était peut être le système totalitaire le plus ignoble puisqu'on parlait de l'oppression d'un grand nombre de gens sur un petit nombre de gens. Je m'apprête à être l'exécuteur des basses œuvres de cette oppressante majorité, et je n'aime pas cela.
Il entre dans mon bureau et je lis dans son regard la peur mais aussi une certaine forme de résignation, et je comprends l'intérêt des sept jours qui lui ont permis de commencer son travail d'acceptation et de reconstruction. Je comprends aussi pourquoi c'est moi qui doit faire cela ; parce que je suis tiers, et qu'il sera plus facile pour nous deux d'évacuer les surplus d'affect, la même discussion avec son boss n'aurait pu être aussi sereine que celle que nous allons avoir.
Je comprends aussi que ma valeur ajoutée ne va résider que dans une chose : la forme. Que s'il se souvient de quelque chose dans cinq ans, ça sera de la forme de l'entretien ; savoir ne pas tirer sur l'ambulance, mais ne pas non plus enrober tout cela d'onctueuse guimauve. En fait il va falloir, sans se désolidariser de ma structure, être gentil et vrai.
Comme souvent, le sentiment immédiat est l'incrédulité. L'injustice vient en bon second, la colère puis la peur. J'ai passé une heure à l'aider à identifier puis confronter ces sournois ennemis. Je l'ai laissé vider son sac, sans rien rajouter. Je lui ai parlé de la suite. Je l'ai rassuré, je lui ai parlé du travail qu'il allait devoir accomplir sur lui même pour dépasser l'échec. On n'est pas RH sans avoir un minimum d'empathie, et j'essayais de m'imaginer à sa place dans cinq ans.
Qui sait ?
