Une fois tous les dix ans, tout groupe de taille conséquente se doit de mettre en oeuvre un audit de ses fonctions clefs, dont le département ressources humaines. On envoie donc le corps d'élite de la finance, le GIGN de la proc?dure, le RAID de la circulaire, l'inspection générale.
Nos amis inspecteurs ont des profils souvent assez semblables, voire de plus en plus clonés. Lorsque l'industrie financière était centrée sur des produits simples et des activités standardisées, l'inspecteur avait la chance de voir en quatre ou cinq ans les rouages en entier et devenait de ce fait un candidat idéal aux postes de management.
Depuis une quinzaine d'années, l'explosion en fractale des produits financiers et leur sur-complexité empêche toute approche généraliste. Déjà que la plupart des utilisateurs des ces produits n'en comprennent pas le tiers, il est impossible pour quiconque d'en appréhender l'ensemble d'un coup.
Cette tendance à l'hyper spécialisation des opérateurs financiers, qui pose de si gros problèmes après quinze ans de carrière, n'est pas un piège dans lequel nos amis inspecteurs peuvent tomber : ils sont et doivent rester généralistes, quitte à s'immoler sur l'autel de l'efficacité pour le bien du groupe. En échange de ce sacrifice (vous ne serez jamais opérationnels et courrez après une légitimité de centre de profit toute votre vie), on leur réserve quelques hochets dont ils n'hésitent pas à agiter les grelots plus souvent que de raison.
Ils répondent directement au président.
Ils peuvent tout voir, tout savoir.
Si on leur cache quelque chose, on est suspect.
Dans une logique de présomption d'innocence inverse, l'inspecteur va partir du principe qu'il y a un problème, et chercher à le démontrer.
Il y a aussi une majorité de gens très bien qui sont là pour aider, comme partout, mais comme dans toutes les communautés munies de pouvoir de contrôle et de censure, on remarque beaucoup plus vite les cons.
Une mission d'inspection ? la RH est par nature compliqu?e, et on n'a pas besoin d'?tre con pour se prendre les pieds dans le tapis.
Notre produit, c'est l'humain, et nous passons une bonne partie de notre quotidien à canaliser des rivières de flux vital, sacré et oh combien personnel : les appréciations, les commentaires, les vues du management sur les individus.
Tu parles.
Les salaires et les bonus.
C'est ça que tout le monde veut connaître.
Et croyez-moi, avant qu'on le partage, il y a une certaine marge.
L'inspection générale est donc en train de mettre un maximum de pression pour obtenir les fichiers comprenant toutes les rémunérations, et nous nous abritons derrière la confidentialité, aidés par des siècles de catholicisme culpabilisant - l'argent c'est mal surtout n'en parlons pas, il est mieux dans le noir, c'est à dire dans les poches.
Mais ils veulent les fichiers.
Et les évaluations.
Donc le département ressources humaines a fait une sérieuse commande de Tipp-Ex.
Je vous jure.
Puis une task force (c'est le nom qu'on lui a donn?) a été créée, dont le but est de passer du Tipp-Ex sur tous les dossiers papier afin d'effacer les noms et toute référence permettant d'identifier l'individu. Au vu des niveaux de confidentialité, cette task force n'est constituée que de cadres supérieurs. Ils chaussent donc leurs bésicles de presbytes, tirent un peu la langue, et passent consciencieusement du Tipp-Ex sur les noms.
Sur 800 fiches.
Ensuite on passera tout à l'inspection, qui fera semblant de dire merci, grincera des dents et mettra le tout à la poubelle.
Nous sommes en 2010, oui, je confirme.
