#FYI "Je n’ai aucune créativité"

L'équipe de Cadremploi

La rigueur est le maître mot de notre système éducatif. Comment réagir lorsque l’on fait le constat, une fois adulte, qu’on est juste bon à mettre des choses dans des cases ? La réponse de Benjamin Fabre, auteur de la chronique #FYI (for your information).

Lundi dernier, j’ai pris le train pour aller à une séance de signatures. J’étais occupé à observer les éoliennes par la fenêtre lorsqu’une femme en tailleur gris, la cinquantaine tonique, s’est levée de son siège et s’est dirigée vers moi d’un pas résolu.

- Vous ne seriez pas Benjamin Fabre ?

Sa voix m’a fait sursauter. J’ai songé que son mari, dans l’hypothèse où il existait, ne devait pas souvent avoir l’occasion de choisir les programmes télé.

- C’est vous qui avez écrit « Comment devenir un parfait fayot au bureau » ?

- Euh... oui, ai-je répondu.

- Votre livre m’a fait beaucoup rire. Mais je n’aime pas tellement cette façon de célébrer l’hypocrisie. À quarante-neuf ans, je n’ai jamais été fayote et je ne le serai jamais.

Je lui ai dit que c’était tout à son honneur. Et que pour se permettre de renoncer aux vertus (prodigieuses) du fayotage, elle devait avoir tout un tas de qualités professionnelles en béton armé, comme la rigueur et la créativité par exemple. Là, son regard s’est figé. Elle s’est assise en face de moi et s’est mise à me raconter, d’une voix adoucie, son parcours dans la finance.

- Aujourd’hui, je dirige une équipe de soixante personnes. J’ai déployé SAP à huit reprises. Je fais boucler chaque mois des tableaux de trésorerie de 3 millions de lignes. Mais je n’ai jamais, depuis le début de ma carrière, été fichue d’avoir une idée…

J’ai gardé pour moi la première pensée qui m’est venue à l’esprit, à savoir que cette dame avait du mal, décidément, à terminer une phrase sans mettre un chiffre dedans. Mais la deuxième est sortie tout de suite :

- Je n’en crois pas un mot.

- C’est pourtant la vérité ! Je peux traiter des problèmes d’une complexité dingue, mais je suis incapable d’imaginer quelque chose de nouveau... Que voulez-vous, je suis câblée comme ça. Il y a des gens créatifs et d’autres pas. C’est dans la nature des choses.

- C’est dans votre tête… si je peux me permettre.

Spectaculaire. Je n’aurais jamais soupçonné qu’un cadre de haut niveau, avec vingt-cinq ans d’expérience et un cortex de 400 gigawatts (féminin de surcroît), puisse se complaire dans une croyance pareille. Car la théorie selon laquelle il y aurait d’un côté les artistes évanescents qui fabriquent de la fantaisie au kilomètre et de l’autre les porteurs de lunettes carrées qui déroulent du process comme du papier toilette triple épaisseur est pour moi, disons-le, un des dogmes les plus fumeux et les plus funestes du monde occidental.

Théodore, mon fils de 4 ans, a fabriqué l’autre jour dans le salon un vaisseau spatial avec des chaises et des fourchettes. Le résultat était baroque. Quand je lui ai fait remarquer qu’il avait oublié le gouvernail, il m’a dit que c’était à cause de son cerveau qui était « parti faire des courses ». Ça m’a fait rire pendant un bon quart d’heure. Cet enfant est comme tous ceux de son âge : sans être génial, sans être drogué et sans s’en rendre compte, toute la journée, il invente. Il crée.

Mais bientôt, il ira à l’école primaire. On lui enseignera des choses merveilleuses et surtout, on lui comptera le nombre de fautes qu’il fait dans ses dictées. On lui apprendra la discipline intellectuelle et les tables de multiplication. Lorsqu’il entrera en sixième, il comprendra qu’une bonne stratégie consiste à intervenir le moins possible à l’oral, pour être certain de ne pas passer pour un âne, à exceller en maths et à profiter des cours de musique pour faire la foire avec ses copains. Il suivra des cours d’histoire. De chimie. D’allemand. Mais le théâtre sera en option. Et le dessin puni de trois heures de colle. En terminale, on lui fera croire que la philosophie est une science qui consiste à « analyser la pensée ». On lui demandera de traiter des équations compliquées, de porter un regard critique sur les choses, de réfléchir aux problèmes du monde mais jamais de proposer quoi que ce soit pour les résoudre. Après, si ça se trouve, il ira dans une fac d’économie ou une école de commerce. On lui dira que le débit, c’est à gauche, que le crédit c’est à droite, on lui apprendra à décortiquer des business-model mais jamais on ne lui demandera d’en inventer un. Il voudra faire du marketing, du contrôle de gestion. Alors il ira faire un tour sur Cadremploi. Et il lira que les entreprises recherchent des profils innovants, créatifs et décomplexés pour résister à la concurrence et booster leur productivité.

Lorsque le contrôleur SNCF est apparu, la dame en gris m’a dit au revoir et est allée s’asseoir à sa place, un peu plus loin dans le wagon. Je l’ai vue chercher son billet dans son sac, toute paniquée, au point qu’elle s’est cassé un ongle. Elle a glissé au contrôleur : « Vous ne faites pas de service de manucure, par hasard ? » Les voyageurs ont éclaté de rire. J’ai réfléchi deux secondes à cette idée et j’ai trouvé, en toute franchise, qu’elle pesait son lot de cacahuètes. Mais je ne suis pas certain que la dame en gris s’en soit aperçue...

Vos témoignages « créatifs » sur la page Facebook de Benjamin Fabre https://www.facebook.com/benjaminfabre2000

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